Le monde diplomatique

 

CRISE MAJEURE EN YOUGOSLAVIE

 

                     A Belgrade, l'étau se resserre

 

                           (4 octobre 2000)

 

 

http://www.monde-diplomatique.fr/dossiers/serbie/

 

     Quelle que soit l'issue de la crise actuelle, la date du 24

     septembre 2000 entrera, à coup sûr, dans l'histoire tourmentée

     de la Yougoslavie. Si le Parti socialiste de Serbie de M.

     Slobodan Milosevic et l'Alliance de la Gauche yougoslave (JUL)

     de Mme Mira Markovic, son épouse, sortent (arithmétiquement)

     vainqueurs de l'élection au Parlement fédéral, ils ont, en

     revanche, perdu le scrutin municipal serbe et, surtout, le

     président sortant est battu à la présidentielle fédérale.

     Selon les derniers décomptes de l'ex-opposition, le candidat

     de celle-ci, M. Vojislav Kostunica, aurait recueilli un peu

     plus de 50 % des voix. Même la commission électorale aux

     ordres du pouvoir lui reconnaît près de 49 % des voix, contre

     38 % à son adversaire.

 

     Ce désaveu massif infligé au pouvoir par la société serbe -

     qui rappelle ce qui s'est passé, il y a un an, dans la Croatie

     voisine, après la mort de Franjo Tudjman - s'explique sans

     doute par quelques raisons essentielles.

 

     La première, c'est évidemment le bilan catastrophique de

     « décennie Milosevic », et ses conséquences sur les conditions

     de vie et de travail de la population. Celle-ci doit

     maintenant régler à la fois la facture des aventures

     sanglantes de M. Milosevic et celle de la privatisation

     mafieuse de l'économie à laquelle le numéro un yougoslave

     s'est livré : chômage massif, crise du logement, effondrement

     des services publics constituent autant de maux - parmi bien

     d'autres - qu'aggrave la présence de centaines de milliers de

     Serbes réfugiés, notamment, de Croatie et du Kosovo. Ces

     derniers ont fait les frais de la politique dite de la

     « Grande Serbie », qui, en fait, a réduit la Fédération

     yougoslave à sa plus simple expression : la Serbie, menacée

     d'être amputée du Kosovo, et le Monténégro, qui marche vers

     l'indépendance.

 

     La deuxième tient à l'évolution de l'opposition. Si la

     « société civile » yougoslave rejette le pouvoir de

     M. Milosevic, elle n'en condamne pas moins radicalement

     l'Organisation du Traité de l'Atlantique nord (OTAN) et la

     guerre que celle-ci a menée, au printemps 1999, contre la

     Serbie, affectant, en premier lieu, la population. Or, depuis

     la fin des bombardements, les rivaux du maître de Belgrade

     bénéficiaient du soutien ouvert des Occidentaux et s'en

     vantaient. D'où l'échec des manifestations qu'ils organisèrent

     il y a un an. D'où également, jusqu'à l'été 2000, les sondages

     annonçant l'abstention massive d'une population refusant de

     choisir entre, d'un côté M. Milosevic, de l'autre M. Vuk

     Draskovic (oscillant entre M. Milosevic et les gouvernements

     occidentaux) et M. Zoran Djindjic, fidèle relais des consignes

     de la Maison Blanche. C'est en misant sur ce double rejet et

     sur l'avance relative dont il semblait, du coup, disposer que

     le numéro un yougoslave s'est jeté dans l'aventure électorale.

 

     C'était compter sans la candidature de M. Vojislav Kostunica

     qui, lui, dit non à la fois à M. Milosevic et à l'ensemble de

     la politique occidentale envers la Serbie - depuis les

     sanctions dont l'opposition réclame depuis longtemps la levée,

     jusqu'aux actions considérées comme politiciennes du Tribunal

     pénal international pour l'ex-Yougoslavie (TPIY), en passant,

     bien sûr, par les bombardements de l'OTAN. Refusant

     explicitement les subsides et le soutien offerts par les

     Etats-Unis, le vainqueur du 24 septembre a acquis une

     réputation d'intégrité morale et politique renforcée par son

     refus de toujours d'entrer dans les conflits de pouvoirs qui

     ont affecté l'opposition.

 

     M. Kostunica incarne-il pour autant une solution de rechange à

     M. Milosevic ? Confirmée, sa victoire représenterait un

     tournant important de la vie politique, y compris la

     possibilité qu'émerge, à terme, enfin, une véritable gauche -

     alors que le pouvoir actuel brouille totalement les cartes.

     Expression de l'aspiration au changement d'une société

     épuisée, l'alternance demeure néanmoins pleine d'incertitudes.

     M. Kostunica s'appuie sur un front anti-Milosevic hétérogène ;

     et son propre programme reste flou, notamment au plan

     économique.

 

     Ajoutons que sa participation aux élections entérine des

     changements constitutionnels qui ont aggravé les tensions

     explosives avec le Monténégro. L'élection du président fédéral

     au suffrage universel - et non par les chambres - permet non

     seulement à M. Milosevic de briguer un, voire deux nouveaux

     mandats, mais de surcroît noie le vote des 600 000

     Monténégrins dans un ensemble regroupant - Albanais non

     compris, qui boycottent tout scrutin yougoslave - environ

     7,8 millions d'électeurs. D'où le boycottage des élections du

     24 septembre par la majorité des Monténégrins favorables au

     président Milo Djukanovic - ce qui embarrasse d'ailleurs

     considérablement les gouvernements occidentaux, hostiles pour

     l'instant aussi bien à l'indépendance du Kosovo (défini

     formellement comme une province de la Yougoslavie par la

     résolution 1244 du Conseil de sécurité des Nations unies, qui

     a mis fin à la guerre) qu'à celle du Monténégro. M. Kostunica

     préconise d'ailleurs une régionalisation de la Yougoslavie

     réduisant ses dimensions fédératives et, dans ce cadre, trouve

     comme interlocuteur les socialistes adversaires de

     M. Djukanovic...

 

     Un changement à Belgrade permettra-t-il d'enrayer la

     dislocation de l'ex-Yougoslavie ? C'est douteux. M. Milosevic

     ne représente qu'un accélérateur du phénomène, et non sa

     cause. Les conflits entre pouvoirs d'Etat pour le contrôle des

     devises du tourisme et des recettes des privatisations

     demeureront un facteur de désagrégation, combiné au Kosovo

     avec l'aspiration radicale à l'indépendance pour les Albanais.

     Quant aux projets de « régionalisation » (ou de cantonisation)

     de la Yougoslavie et de la Serbie, qui circulent à Belgrade,

     ils se heurteraient au refus par le Monténégro d'une nouvelle

     dégradation de son statut, et sans doute à des pressions en

     faveur de la partition du Kosovo si la résolution 1244

     (permettant le retour de l'armée yougoslave et des Serbes)

     n'était pas appliquée en pratique.

 

     Enlisées dans leur politique de sanctions contre la Serbie,

     les grandes puissances occidentales espèrent évidemment le

     départ de M. Milosevic. En même temps, elles n'ignorent pas

     que M. Kostunica l'a emporté parce qu'il s'est démarqué

     d'elles. Tout en s'affirmant prêt à établir un Etat de droit,

     il s'est en même temps explicitement refusé à collaborer avec

     le TPIY, qu'il dénonce comme le fait le pouvoir actuel. Or, au

     moins dans les proclamations prévalant jusqu'alors,

     l'abolition des sanctions passe par une collaboration de

     Belgrade avec le TPIY, selon les Occidentaux : ceux-ci

     mettront-ils de l'eau dans leur vin ?

 

     La Communauté, devenue Union européenne, a joué un rôle de

     pyromane pompier dans la crise yougoslave. Elle n' a permis ni

     l'indispensable traitement global de la crise et des questions

     nationales comme sociales qui s'y imbriquent, ni la

     reconnaissance de droits égaux pour les peuples concernés par

     la séparation. Elle a développé en Serbie, l'hiver dernier, un

     programme « énergie pour la démocratie » qui constitue un déni

     de démocratie, apportant de quoi se chauffer aux seules villes

     votant pour l'opposition. Elle a, comme les Etats-Unis,

     largement desservi les candidats qu'elle soutenait. Mais les

     Occidentaux n'en pèseront pas moins puissamment sur l'avenir

     de cette coalition et de sa politique - avec des résultats

     hasardeux, comme on peut le mesurer après cinq ans de quasi

     protectorat en Bosnie.

 

     Reste, pour M. Kostunica et ses amis, à parvenir effectivement

     au pouvoir. Or nul peut prédire comment évoluera la crise

     ouverte à Belgrade depuis le premier tour de l'élection

     présidentielle. La décision d'imposer un second tour de

     l'élection présidentielle, boycotté par l'opposition, peut en

     effet être interprétée, de manière contradictoire, comme le

     signe de la volonté du maître de Belgrade, soit de s'accrocher

     à tout prix à son pouvoir, soit de gagner du temps pour

     négocier un départ sûr - n'oublions pas que le Tribunal pénal

     international pour l'ex-Yougoslavie entend le juger pour

     « crimes contre l'humanité ».

 

     L'opposition ayant fait appel des décisions de la commission

     électorale auprès de la Cour constitutionnelle, la réponse que

     celle-ci donnera le mercredi 4 octobre à sa requête

     déterminera la nature et l'ampleur des mobilisations de la

     semaine, une montée générale sur Belgrade étant prévue pour le

     jeudi 5. Si la mobilisation populaire, sous forme de grève et

     de désobéissance civile, ne semble pas encore en mesure de

     faire pencher la balance, l'isolement croissant de

     M. Milosevic pourrait lui être fatal : non seulement ses

     alliés politiques s'écartent de lui (en premier lieu

     l'ultranationaliste Vojislav Seselj), mais l'armée et la

     police, dont les membres ont voté massivement pour son

     adversaire, ne semblent plus prêtes à réprimer le mouvement

     populaire où se développe, avec le mouvement Otpor, une

     radicalisation croissante de la jeunesse. Même le président

     russe Vladimir Poutine prend ses distances.

 

     Le passé de M. Milosevic montre qu'il est prêt à tout pour

     conserver son pouvoir, mais les failles dans l'appareil même

     de celui-ci - y compris juridique et policier - devraient

     inciter tout observateur à la prudence.

 

 

                          CATHERINE SAMARY et DOMINIQUE VIDAL.

                        Dominique.Vidal@Monde-diplomatique.fr

 

 

 

                       « Le Monde diplomatique »

 

     * « Kosovo, histoire d'une crise », cahier documentaire.

        http://www.monde-diplomatique.fr/cahier/kosovo/

 

     * « L'opposition serbe au piège de la reconstruction » par

       Catherine Samary, février 2000.

        http://www.monde-diplomatique.fr/2000/02/SAMARY/13506.html

 

     * « Européaniser "l'autre Europe" » par Marie-Janine Calic,

       juillet 1999.

        http://www.monde-diplomatique.fr/1999/07/CALIC/12252.html

 

     * « La voix étouffée des démocrates serbes » par Nebojsa

       Popov, juin 1999.

        http://www.monde-diplomatique.fr/1999/06/POPOV/12121.html

 

     * « Serbie, un régime hors la loi » par Jean-Yves Potel,

       mai 1999.

        http://www.monde-diplomatique.fr/1999/05/POTEL/12025.html

 

     * « Le régime serbe à l'épreuve de la guerre » par Thomas

       Hofnung, avril 1999.

        http://www.monde-diplomatique.fr/1999/04/HOFNUNG/11890.html

 

     * « Radiographie du nationalisme » par Jean-Arnault Dérens,

       janvier 1999.

        http://www.monde-diplomatique.fr/1999/01/DERENS/11522.html

 

     * « La résistible dislocation du puzzle yougoslave » par

       Catherine Samary, juillet 1998.

        http://www.monde-diplomatique.fr/1998/07/SAMARY/10685

 

 

                       Sur la toile

 

     * Freeserbia donne la parole aux « autres voix de Serbie »,

       celles des associations, des médias et des artistes qui

       existent malgré le régime.

        http://www.xs4all.nl/~freeserb/e-index.html

 

     * Otpor, le site du mouvement étudiant contestataire,

       dresse un bilan de la répression, et fournit les textes et

       déclarations de l'opposition (anglais, serbe).

        http://www.otpor.net/

 

     * Le Courrier des Balkans : l'agence de presse, qui traduit

       les journaux indépendants de la région, présente une série de

       liens utiles (français).

        http://bok.net/balkans/

 

     * Yugoslavia independent : une présentation des principaux

       journaux serbes et monténégrins contestataires (anglais).

        http://www.cdsp.neu.edu/info/students/marko/yuindpress.html