SAINT BASILE LE GRAND
TABLE DES GRANDES RÈGLES
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Qu. 17 - Qu'il faut aussi se modérer dans le rire

R. - Voilà un point fort négligé et cependant bien digne d'attention toute spéciale de la part de ceux qui pratiquent l'ascétisme.

Se livrer au rire bruyant et immodéré est un signe d'intempérance et prouve qu'on ne sait ni se maintenir dans le calme, ni réprimer la frivolité de l'âme par la sainte raison. Il n'est pas inconvenant de montrer, jusqu'au sourire joyeux, l'épanouissement de l'âme, comme l'indique ce proverbe de l'Écriture : "Coeur joyeux, figure sereine" (Pro 15,13), mais rire aux éclats et en être secoué malgré soi, n'est pas le fait de l'âme tranquille, éprouvée ou maîtresse d'elle-même.

Ce genre de rire, l'Ecclésiaste le réprouve aussi comme le grand adversaire de la stabilité de l'âme : "J'ai condamné le rire comme un égarement"(Ec 2,2), et : "Le rire de l'insensé est comme le crépitement des épines sous la chaudière"(Ec 7,7).

Le Seigneur lui-même a bien voulu éprouver tous les sentiments inséparables de la nature humaine et montrer sa vertu dans la fatigue, par exemple, ou dans la compassion envers les malheureux mais, comme l'attestent les récits évangéliques, il n'a jamais céder au rire; bien plus il se lamente sur ceux qui rient. (Lc 6,25)

Ne nous laissons cependant pas tromper par l'équivoque, car l'Écriture appelle souvent rire la joie de l'âme et le plaisir provoqué par diverses espèces de biens; ainsi s'exclame Sara : "Dieu m'a accordé de rire" (Gen 21,6), de même Jésus dit: "Bienheureux vous qui pleurez, parce que vous rirez"(Lc 6,21), et Job : " Bouche sincère connaîtra le rire" (Job 8,21). Toutes ces expressions sont prises pour l'allégresse, qui se fonde sur le contentement de l'âme.

Si quelqu'un est donc au dessus des passions, ne subit pas l'attrait du plaisir, ou du moins ne lui cède pas, mais se domine avec fermeté en présence de toute jouissance nuisible, celui-là est parfaitement tempérant, et il est manifeste qu'étant tel il s'écartera de toute faute. Il est même des circonstances où il faut s'abstenir des choses permises et nécessaires à la vie, ainsi lorsque l'intérêt d'un frère le demande, comme dit l'Apôtre : "Si la nourriture que je prends scandalise mon frère, je ne mangerai plus de viande" (1 Cor 8,13). Il avait la faculté de vivre selon l'Évangile, mais il n'en a pas usé de peur de faire obstacle à ce même Évangile du Christ. (1 Cor 9,12)

La tempérance est la destruction du péché, l'anéantissement des passions, la mortification du corps, jusque dans ses appétits et ses désirs, le principe de la vie spirituelle et le gage des biens éternels, car elle brise en elle l'aiguillon de la volupté.Le plaisir est, en effet, le grand appât du mal qui nous rend nous, hommes, si enclins au péché, et par lequel toute âme est attirée vers la mort, comme par un hameçon. En ne se laissant ni efféminer par lui ni courber sous son joug, on échappe, grâce à la tempérance, à toute faute; cependant, si, après l'avoir fui dans la plupart des occasions, on vient à lui céder, ne fut-ce qu'une seule fois, on n'est pas tempérant, pas plus que n'est en bonne santé celui qui est atteint d'une seule maladie, pas plus que n'est libre celui qui se laisse dominer par un seul maître et une fois par hasard.

Les autres vertus, parce qu'elles s'exercent dans le secret de l'âme apparaissent peu aux yeux des hommes, la tempérance, au contraire, signale qui la possède à tous ceux qu'il rencontre. Comme la corpulence et les belles couleurs caractérisent l'athlète, ainsi la maigreur et la pâleur qui résultent des privations, font connaître le chrétien, car étant athlète du Christ, c'est dans l'affaiblissement du corps qu'il vient à bout de son ennemi et montre jusqu'où il peut soutenir les combats spirituels, selon ces paroles : "C'est lorsque je suis faible que je me sens fort". (2 Cor 12,10)

Combien il est profitable ne fut-ce que de voir la conduite du tempérant ! Usant à peine et en petites quantités des choses nécessaires, comme pour rendre à la nature un service qui lui pèse, trouvant trop long le temps qu'il faut y consacrer, il est vite levé de table pour s'empresser au travail. Je crois bien qu'aucun discours ne pourrait toucher l'âme de celui qui est esclave de son ventre, et l'amener à se convertir, comme une seule rencontre avec celui qui est tempérant.

Voilà, me semble-t-il, ce que veut dire manger et boire pour la gloire de Dieu: c'est faire en sorte que, même à table, nos bonnes actions resplendissent pour glorifier notre Père, qui est dans les cieux.

Qu. 18 : Qu'il faut goûter de tous les mets qu'on nous présente

R. : Sans doute, il est nécessaire d'établir ce principe que la tempérance est requise chez les athlètes de la piété pour maîtriser le corps: "Un athlète, en effet, évite tout excès" (1 Cor 9,25); mais il ne faut pas tomber dans l'erreur de ceux qui se sont cautérisé la conscience et, par suite, s'abstiennent des aliments créés par Dieu pour que les fidèles en usent en lui rendant grâces (1 Tim 4,2-3). Il faut donc, lorsque l'occasion s'en présente, toucher à chaque mets suffisamment pour manifester aux yeux de tous que pour les purs tout est pur (Tit 1,15), que toute chose créée par Dieu est bonne et qu'on ne doit rien rejeter de ce qu'on peut prendre avec actions de grâces: "Car la parole de Dieu et la prière l'ont sanctifié" (1 Tim 4,4-5). Quant à l'objectif de la tempérance on le réalise de cette façon: d'une part on use selon ses besoins des choses les plus simples, nécessaires à la vie, en évitant toute satiété, et d'autre part on s'abstient de tout ce qui n'est que pour le plaisir.

Ainsi nous émousserons l'aiguillon de la volupté, nous éviterons pour notre part la faute de ceux qui se sont insensibilisé la conscience, et nous échapperons au soupçon d'excès dans l'un ou l'autre sens : "Pourquoi, dit l'Apôtre, ma liberté serait-elle jugée par la conscience d'autrui ?" (1 Cor 10,29)

La tempérance est le signe qu'on est mort avec le Christ et que l'on mortifie ses membres sur la terre. C'est elle, nous le savons, qui engendre la chasteté, procure la santé, écarte enfin puissamment les obstacles à la fécondité en bonnes  oeuvres dans le Christ, puisque, selon son expression, les soucis de ce monde, les plaisirs de la vie et tous les autres désirs étouffent la parole de Dieu et la rendent stérile (Mt 13,22). C'est devant elle aussi que les démons fuient, car le Seigneur lui-même nous a appris que cette race n'est mise en fuite que par le jeûne et la prière. (Mt 17,20)

Qu. 19 : Quelle est la norme de la tempérance ?

R. : Pour ce qui est des passions de l'âme il n'y a qu'une mesure à fixer à la tempérance: c'est le renoncement complet à toutes celles qui tendent au plaisir coupable.

Quand aux aliments, au contraire, comme les besoins diffèrent pour les uns et les autres selon l'âge, les occupations et la constitution physique, il faut des régimes et des traitements divers. Il en résulte qu'on ne peut, dans une seule règle, embrasser toutes celles qui s'imposent dans l'exercice de la piété, mais en fixant ce qui convient aux santés normales, nous permettons aux supérieurs d'établir prudemment des exceptions pour les cas particuliers. Il n'est pas possible en effet de parler de chacun; il faut se borner à donner des directives communes et générales.

D'accord en cela avec celui qui a dit : "On donnait à chacun selon ses besoins" (Ac 2,45), les supérieurs tiendront toujours raisonnablement compte des nécessités, pour procurer des soulagements dans la nourriture aux malades, à ceux qu'un travail soutenu aura épuisés, et à ceux qui se préparent à une grande fatigue, comme un voyage ou tout autre effort pénible.

Il n'est pas possible de déterminer pour les repas ni l'heure, ni la qualité, ni la quantité, mais on aura généralement en vu de satisfaire aux besoins. Se remplir le ventre et s'alourdir par les aliments mérite cette malédiction du Seigneur : "Malheur à vous qui êtes maintenant rassasiés !" (Lc 6,25); le corps en est du reste rendu incapable d'énergie et disposé au sommeil ou aux maladies.

Il ne faut pas non plus manger par gourmandise, mais pour vivre, en évitant de s'adonner au plaisir, car être esclave de la volupté n'est autre chose que se faire un Dieu de son ventre. Parce que notre corps se dépense et s'épuise constamment, il a besoin de réfection, et c'est pour cela que le besoin de nourriture est dans la nature elle-même, mais la juste norme que la raison nous fixe est de boire et de manger pour autant qu'il est nécessaire, afin de soutenir le corps en lui restituant ce qu'il a perdu.

Les aliments à employer sont ceux qui sont les plus simples à préparer. C'est ce que nous enseigne le Seigneur par la façon dont il se chargea de nourrir le peuple fatigué, de peur qu'il ne vint à défaillir en chemin, ainsi que le raconte l'Évangile (Mt 15,32). Alors en effet, qu'il aurait pu faire un miracle plus éclatant, en imaginant dans le désert un repas magnifique, il présenta à ceux qui l'avaient suivi une nourriture si simple et si frugale, qu'elle se réduisait à du pain d'orge avec un peu de poisson (Jn 6,9). De breuvage, il n'en est pas fait mention, car nous avons tous à notre disposition l'eau que fournit la nature en suffisance pour nos besoins, à moins que celle-ci ne soit nuisible à quelque malade et ne doive être écartée comme Paul le conseille à Timothée (1 Tim 5,23).

Du reste tout ce qui nuit doit être évité, car il ne faut pas prendre pour soutenir le corps des aliments qui soient ensuite eux-mêmes les ennemis du corps et l'entravent dans l'accomplissement de son devoir, et ceci nous enseigne également à prendre l'habitude de fuir les aliments nuisibles, même lorsqu'ils nous plaisent.

On doit de toute façon préférer les mets les plus faciles à se procurer, et ne pas donner, sous prétexte d'abstinence, beaucoup de soins aux mets les plus recherchés et les plus coûteux en préparant les aliments au moyen des meilleurs assaisonnements. On choisira au contraire ce qu'on trouve le plus facilement dans la contrée, coûte peu et est d'usage commun; on n'emploiera les aliments amenés du dehors, comme l'huile ou chose semblable, qu'en cas de nécessité vitale ou pour soulager un malade, encore faut-il que ce soit possible sans trop d'ennuis, d'agitation et de soucis.

Qu. 20 : Quelle table offrir aux hôtes ?

R. : La vaine gloire, le désir de plaire aux hommes, agir pour être vu: voilà ce qui est absolument interdit aux chrétiens dans toute leur conduite, car, même lorsqu'on observe la loi, si on le fait pour être remarqué ou loué des hommes, on perd le droit à la récompense. Ceux qui ont embrassé l'humilité sous toutes ses formes pour obéir au Seigneur doivent donc fuir la vaine gloire par-dessus tout.

Quand nous voyons ceux du dehors rougir de ce que la pauvreté a d'humiliant et préparer une table abondante et somptueuse aux hôtes qu'ils reçoivent, je crains fort que nous aussi, sans nous en rendre compte, nous ne tombions dans le même défaut et ne méritions ce reproche de rougir de la pauvreté proclamée pourtant bienheureuse par le Christ. (Mt 5,3)

Pas plus qu'il ne nous convient de nous procurer de l'extérieur des vases d'argent, des voiles de pourpre, un lit moelleux et des couvertures précieuses, nous ne pouvons composer des repas sortant fort de notre ordinaire. Si nous courons à la recherche de ce qui n'est pas strictement requis par la nécessité, mais a été inventé pour servir à la misérable volupté ou à la funeste gloriole, notre conduite est indigne de notre idéal et incompatible avec lui. Bien plus, elle fait un tord considérable à ceux qui vivant dans la mollesse et ramenant la béatitude aux plaisirs du ventre, nous voient nous tourner vers les mêmes viles préoccupations que les leurs.

Si la volupté est un mal détestable, nous ne devons jamais nous y livrer, car absolument rien de ce qui est réprouvé en soi ne peut convenir en aucune circonstance. Ceux qui vivent dans les délices, usent des meilleurs parfums et boivent les vins les plus fins, encourent la condamnation de l'Évangile (Am 6,6), et la veuve qui cède au plaisir est de son vivant considérée comme déjà morte (1 Tim 5,6); quant au riche, il a été privé du paradis pour sa vie de plaisir. (Lc 16,22)

Que nous importe à nous le faste ? Survient-il un hôte ? Si c'est un confrère qui poursuit le même but que nous, il reconnaîtra sa propre table; ce qu'il a laissé chez lui, voilà ce qu'il retrouvera chez nous. Mais il est fatigué du voyage ? Donnons-lui alors ce qui est nécessaire pour se restaurer.

Un autre est venu. Il est du monde ? Qu'il apprenne par les faits ce que la parole n'a pu lui faire admettre et qu'on lui montre le modèle et l'exemple de la frugalité dans la nourriture. Qu'on lui rappelle la table des chrétiens et la pauvreté supportée sans honte pour l'amour du Christ. S'il ne le comprend pas, mais trouve cela ridicule, il ne nous ennuiera pas une seconde fois.

Pour nous, lorsque nous voyons des riches mettre au premier rang la jouissance des plaisirs, nous gémissons beaucoup sur eux: en passant leur vie dans la vanité et en faisant leurs dieux des délices, ils ne s'aperçoivent pas qu'ils reçoivent dans cette vie leur part de biens, et en jouissant ici-bas, ils se précipitent dans le feu ardent qui a été préparé pour eux. Si nous en avons l'occasion n'hésitons pas à le leur dire.

Dans le cas où nous aussi nous tomberions dans ces erreurs et chercherions de tout notre pouvoir les plaisirs de la table et le faste agréable aux yeux, je crains que nous ne démolissions en fait ce que nous avons l'air de bâtir et que nous ne nous condamnions nous-même par les principes qui nous servent à juger les autres. Ce serait vivre en hypocrites, occupés à prendre tantôt une attitude et tantôt une autre, si même nous allons pas jusqu'à changer de vêtements quand nous nous rencontrons avec un personnage fastueux.

Si cela est méprisable, il l'est cependant encore plus de modifier notre propre régime à cause des amateurs de bonne chère. Il n'y a qu'une seule façon de vivre en chrétien, puisqu'il n'y a non plus qu'un seul but: la gloire de Dieu. "Que vous mangiez, que vous buviez, ou que vous fassiez n'importe quoi, faites tout pour la gloire de Dieu", dit Paul en parlant dans le Christ. (1 Cor 10,31)

La vie des gens du monde au contraire est variée et multiforme, parce qu'ils changent constamment pour plaire au premier venu.

Il s'ensuit que toi-même, lorsque tu prépares sur la table de ton frère des mets abondants et destinés à flatter le goût, tu l'accuses de rechercher le plaisir et tu l'insultes en le faisant paraître gourmand, puisque tu lui prêtes de telles inclinations. N'est-ce pas bien souvent en voyant quelle nourriture est préparée et comment elle l'est, que nous devinons qui on attend et ce qu'il vaut ?

Le Seigneur n'a nullement loué Marthe, très affairée à le servir, mais il a dit: "Tu te troubles et te préoccupes de trop de choses; il n'est besoin que de peu, voire d'une seule chose" (Lc 10,41-42). "Peu", signifie évidemment ce qui est à préparer; "une seule chose", le but que l'on considère, c'est-à-dire la nécessité à satisfaire. Vous n'ignorez du reste pas non plus quel repas le Seigneur lui-même a fait servir aux cinq mille personnes.

La prière de Jacob est ainsi conçue: "Donnez-moi du pain à manger et un manteau pour me couvrir" (Gen 28,20), et non pas : "Donnez-moi festins et habits somptueux".

Et que dit le sage Salomon ? "Ne me donne ni la richesse ni l'indigence. Accorde-moi seulement assez de ce qui m'est nécessaire, de peur qu'ayant à satiété je ne devienne renégat et ne dise : Qui me voit  ? ou bien qu'étant pauvre je ne dérobe et ne parjure le nom de mon Dieu" (Pro 30,8-9).

Il entendait par "satiété" : la richesse, par "indigence" : le manque de tout ce qui est nécessaire à la vie, et par "le nécessaire en suffisance" : cet état où l'on ne manque de rien en même temps que l'on a rien de superflu. Or ce qui suffit à l'un diffère de ce qui suffit à l'autre, selon l'état physique et le besoin du moment. A celui-ci il faudra un aliment plus abondant et plus substantiel parce qu'il travaille, à celui-là un mets plus agréable et plus léger et proportionné en tout à sa faiblesse; mais en général il faut donner une nourriture la plus ordinaire et la plus facile à se procurer.

Sans doute, on doit toujours avoir une table soigneusement et suffisamment servie, mais ne jamais dépasser les bornes du nécessaire. Lorsqu'on reçoit des hôtes, que l'on est en vue de les contenter en tout ce dont ils ont besoin. L'Apôtre dit : "Usant des choses de ce monde sans en abuser" (1 Cor 7,31); or l'abus est l'usage dépassant la nécessité.

N'avons-nous pas d'argent ? N'en ayons pas. Nos greniers ne regorgent-ils pas ? Nous vivons au jour le jour, et nos mains nous procureront la nourriture. Pourquoi donc prendrions-nous pour le plaisir des gourmets, la nourriture que Dieu donne à ceux qui ont faim  ? Nous pécherions doublement: en augmentant pour ceux-ci les angoisses de l'indigence, et pour ceux-là les tristes suites de la satiété.

Qu. 21 : Quel rang et quelle place faut-il prendre à table aux repas de midi et du soir ?

R. : Puisque, pour nous habituer partout à l'humilité, le Seigneur a voulu qu'en se mettant à table on prenne la dernière place (Lc 14,10), quiconque veut obéir en tout, doit également observer ce précepte.

Si nous avons pour commensaux des gens du monde, il convient de leur montrer ainsi l'exemple qu'il ne faut ni s'élever ni choisir la première place.

Lorsque ceux qui sont à table ont les mêmes aspirations et veulent par conséquent donner en toute occasion la preuve de leur humilité, il appartient il est vrai à chacun de choisir la dernière place, mais il serait fort inconvenant aussi de se disputer pour l'avoir. Ce serait détruire l'ordre et provoquer le trouble, car se quereller et se tenir tête mutuellement pour la dernière place est la même chose que se disputer pour les premières. Il faut donc ici encore user de circonspection et savoir agir comme il convient, c'est-à-dire laisser à celui qui reçoit, le soin de déterminer les places, comme le Seigneur du reste l'a prescrit en disant qu'il appartient au maître de la maison de fixer l'ordre des convives. (Lc 14,10)

C'est ainsi que nous nous supporterons mutuellement dans la charité en gardant partout l'ordre et la bonne tenue, et nous montrerons que nous ne pratiquons pas l'humilité envers et contre tout, par ostentation et esprit démagogique. C'est, en effet, plutôt en obéissant que nous serons humbles, car il y a manifestement plus d'orgueil à contester qu'à prendre la première place lorsqu'on vous la donne.

Qu. 22 : Quel vêtement convient au disciple du Christ ?

R. : Ce que nous avons dit précédemment montre la nécessité de l'humilité, de la simplicité, de la pauvreté en tout et de la parcimonie, si l'on ne veut trouver dans les besoins du corps que peu de causes de distractions.

Pour le vêtement, il faut donc s'en tenir aux mêmes principes, car si nous devons chercher à être les derniers de tous, soyons aussi les derniers dans ce domaine. Autant les vaniteux se font gloire des vêtements dont ils se couvrent parce qu'ils aiment à être admirés et enviés pour la richesse de leur costume, autant celui qui s'abaisse par l'humilité au rang le plus infime doit naturellement aussi chercher ce qu'il y a de plus pauvre en fait d'habits.

Les Corinthiens furent réprimandés (1Cor 11,22), parce que, dans les repas communs, les riches avaient humilié ceux qui n'avaient rien; de même celui qui affecte de surpasser les autres dans les vêtements qu'il porte ordinairement en public, fait évidemment rougir les pauvres en provoquant une sorte de comparaison.

Puisque l'Apôtre dit : "N'aspirez pas à ce qui est élevé, mais allez vers ce qui est humble" (Rom. 12,16), que chacun se demande s'il vaut mieux pour le chrétien ressembler à ceux qui habitent dans les palais et portent des vêtements précieux ou bien à celui qui a annoncé et proclamé la venue du Seigneur, à celui que personne ne dépasse parmi ceux qui sont nés de la femme (Mt 11,8-11), je veux dire à Jean fils de Zacharie, dont le vêtement était de poil de chameau (Mt.3:4). Du reste, les saints d'autrefois s'en allaient, eux aussi, revêtus de peaux de mouton et de peaux de chèvres. (Hebr 11,37)

Le but du vêtement nous est indiqué par un mot de l'Apôtre : "Que nous ayons, dit-il, de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, et nous serons satisfaits" (1 Tim 6,8). Il estimait que nous n'avons besoin que de nous couvrir sans tomber, pour ne pas dire plus encore, dans la frivolité coupable par la recherche de l'ornement et la vaine complaisance qui en résulte, car ce sont là choses introduites dans l'humanité par un art vain et superflu.

On sait d'ailleurs quel fut le premier vêtement en usage, donné par Dieu lui-même, lorsqu'il en fut besoin: "Il leur fit, dit l'Écriture, des tuniques de peaux" (Gen 3,21), car pour cacher la honte de la nudité ce manteau suffisait.

Dans la suite, à cette nécessité vint s'ajouter une autre: celle de se réchauffer en se couvrant; il fallut donc bien adapter l'usage du vêtement à cette double exigence, à savoir: cacher sa nudité et se préserver des atteintes du froid.

Cependant, comme certains vêtements peuvent rendre plus de services et d'autres moins, il vaudra mieux préférer ceux qui sont utiles à plusieurs usages, afin de ne pas pécher contre l'essence de la pauvreté. N'ayons donc pas des habits spéciaux à porter en public et d'autres à porter chez nous, n'en ayons pas non plus de différents pour le jour et pour la nuit, mais trouvons un vêtement qui puisse servir à tout: à nous envelopper décemment le jour et à nous couvrir chaudement la nuit. Il s'ensuivra que nous aurons tous uniformément le même habit, et qu'il y aura même dans l'habillement comme un signe distinctif pour le chrétien, car les choses qui tendent au même but se ressemblent ordinairement entre elles.

Le port d'un vêtement spécial est donc fort utile pour faire connaître la profession de chacun, et témoigner de son dessein de vivre pour Dieu, en sorte que ceux qui nous rencontrent s'attendent à nous voir nous conduire en conséquence. Une conduite inconvenante ou malséante, en effet, ne l'est pas au même titre pour le premier venu, et pour celui qui a pris de grands engagements.

Si un homme du peuple, par exemple, ou n'importe qui, donne ou reçoit des coups en public, profère des paroles indécentes, entre dans les tavernes ou se conduit par ailleurs d'une façon aussi vulgaire, nul n'y fera attention, car on comprendra que ce sont là des faits ordinaires de la vie courante; mais si quelqu'un prétend à la perfection et manque à son devoir, ne fut-ce qu'une seule fois par hasard, tous le remarqueront, le couvriront d'opprobres et feront comme il est dit dans l'Écriture : "Se retournant sur vous, ils vous déchireront" (Mt 7,9).

Le fait d'être signalés par leur habit sera donc pour les plus faibles comme un avertissement et les écartera du mal, même malgré eux.

Comme le soldat, le sénateur et d'autres se distinguent par une particularité dans l'habillement qui indique ordinairement leur rang, ainsi convient-il aussi au chrétien une façon de se vêtir qui sauve la modestie réclamée par l'Apôtre, lequel prescrit tantôt à l'évêque d'être modestement vêtu (1 Tim 3,2), tantôt à la femme de porter un habit modeste (1 Tim 2,9), la modestie étant sans doute à son avis ce qui répond le mieux aux tendances du christianisme.

Pour les chaussures je dirai la même chose: à savoir qu'il faut en toute occasion choisir ce qu'il y a de plus simple, de moins coûteux et de mieux adapté à l'usage qu'on en fait.

Qu. 23 : De la ceinture

R. : La vie des saints qui nous ont précédés nous montre la nécessité de la ceinture.

Jean portait autour des reins une ceinture de peau (Mt 3,4), et avant lui, Elie, car l'Écriture en parle comme d'une de ses caractéristiques en disant de lui : "Un homme couvert d'un vêtement de poils et les reins ceints d'une lanière de peau" (2 Roi 1,8).

Pierre en portait manifestement une aussi, comme il ressort des paroles que l'ange lui adressa : "Ceins-toi et mets tes sandales" (Ac 12,8). De même le bienheureux Paul, suivant la prophétie que fit Agab à son sujet : "Les Juifs lieront ainsi à Jérusalem l'homme à qui appartient cette ceinture" (Ac 21,11).

Job reçu du Seigneur l'ordre de mettre sa ceinture comme un indice de virilité et un signe qu'il était prêt à agir: "Ceins-toi les reins comme un homme" (Job 38,3), et il est évident que tous les disciples de Jésus avait également l'habitude de porter une ceinture, puisqu'il leur fut défendu d'y garder de l'argent (Mt 10,9).

D'autre part, qui veut se mettre au travail doit avoir les mouvements faciles et libres; la ceinture lui sera donc utile pour adapter commodément la tunique au corps, de façon à le tenir plus chaudement enfermé dans les plis et à lui rendre les mouvements plus dégagés. Le Seigneur Lui-même, lorsqu'il se prépare à servir ses disciples, prit un linge et se ceignit. (Jn 13,4)

Nous n'avons pas besoin de parler du nombre de vêtements, car nous avons assez dit sur ce sujet en traitant de la pauvreté. Si celui qui a deux tuniques est obligé d'en donner une à qui n'en a pas (Lc 3,11), il est clair qu'il lui est défendu d'en avoir plusieurs à son usage, puisqu'on ne peut avoir deux tuniques, à quoi bon donner des règles sur la façon d'en user?

Qu. 24 : Satisfaits de ces enseignements, nous voudrions apprendre maintenant la manière de vivre les uns avec les autres

R. : L'Apôtre ayant dit : "Il faut que tout se fasse convenablement et avec ordre" (1 Cor. 14,40), nous appellerons conduite convenable et bien ordonnée celle qui dans les relations entre fidèles, se base sur les rapports entre membres d'un même corps. Aura donc la fonction d' oeil celui qui a reçu, dans l'intérêt de la communauté, la mission de juger ce qui a été fait et de prévoir sagement ce qu'il y a à faire; celle de l'oreille celui qui a charge d'écouter; celle de la main celui qui doit agir, et ainsi de suite selon l'activité de chacun.

Il n'est pas sans danger pour le corps qu'un membre néglige de remplir sa fonction ou refuse de se servir d'un autre membre selon la finalité qu'il a reçu du divin Créateur. Ainsi la main ou le pied n'obéissant pas aux indications de l'oeil, la première court le risque de toucher ce qui lui sera nuisible et le second trébuchera nécessairement ou tombera dans un précipice. Si c'est l'oeil qui se ferme et refuse de voir, il périra sûrement avec tous les autres membres auxquels il arrivera ce que nous venons de dire.

Or il est tout aussi dangereux pour le supérieur d'être négligent, car il devra rendre compte de tous; quant à l'inférieur, s'il est désobéissant, il en subira le dommage et la peine, et spécialement lorsqu'il y aura scandale pour autrui.

Par contre, si quelqu'un montre dans la place qu'il occupe l'ardeur de son zèle conformément à l'avertissement de l'Apôtre: "Ne ménagez pas votre zèle" (Rom 12,11), il recevra la louange que mérite la bonne volonté; tandis qu'au négligent sera sûrement réservé comme un triste lot cet anathème de l'Écriture: "Maudit celui qui accomplit avec négligence les  oeuvres du Seigneur". (Jer 48,10)

Qu. 25 : Que redoutable sera le jugement pour le supérieur qui ne reprend pas les coupables

R. : Le supérieur auquel est confié le soin de tous doit donc agir comme ayant à rendre compte pour chacun.

Qu'il le sache, si l'un des frères vient à tomber dans une faute parce qu'il ne lui aura pas montré la loi de Dieu, ou si quelqu'un reste dans le péché parce qu'il ne lui aura pas indiqué le moyen de se corriger, suivant l'Écriture (Ez 3,20), il répondra de son sang. Il en sera ainsi notamment si ce n'est pas par ignorance qu'on enfreint la volonté divine mais parce qu'à force de flatter les défauts de chacun, le supérieur a laissé s'émousser la rigueur de la discipline: "Ceux qui vous louent vous induisent en erreur, dit l'Écriture, et corrompent vos voies" (Is 3,11), "mais ceux qui vous troublent ainsi subiront le jugement quel qu'il soit" (Gal 5,10).

C'est pourquoi si nous ne voulons pas que cette menace se réalise pour nous, lorsque nous parlons aux frères, obéissons à cette règle de l'Apôtre: "Je ne suis jamais tombé dans des discours flatteurs, vous le savez; je n'ai jamais paru avare, Dieu m'en est témoins, et je n'ai jamais cherché à être loué par les hommes, ni par vous, ni par d'autres". (1 Thess 2,5-6)

Qui sera exempt de semblables défauts marchera vraisemblablement sans erreur dans une voie qui le mènera lui-même à la récompense et conduira ceux qui le suivent au salut éternel. Ne se laissant guider ni par des considérations humaines ni par la crainte d'offenser les pécheurs ou le désir de leur être agréable, et ne s'inspirant que de la charité, il transmettra librement une parole intègre et loyale, car il sera décidé à n'altérer en rien la vérité. C'est donc à un tel supérieur que s'appliqueront ces mots: "Nous avons été pleins de discrétion au milieu de vous. Comme une nourrice qui prend un tendre soin de ses enfants, nous aurions voulu, dans notre affection pour vous, non seulement vous donner l'Évangile de Dieu, mais encore vous donner notre propre vie". (1 Thess 2,7-8)

Celui qui n'est pas dans ces dispositions est un guide aveugle qui se jette lui-même dans le précipice et y conduit ceux qui l'écoutent.

On en déduira de quel tort on est responsable lorsqu'au lieu de conduire un frère sur la bonne voie, on est cause de son erreur! C'est là, du reste, un signe qu'on observe même pas le précepte de la charité, car aucun père ne se désintéresse de son fils lorsqu'il le voit sur le point de tomber dans un précipice ou ne l'y abandonne à la mort une fois qu'il y est tombé. Or est-il besoin de dire combien il est plus terrible encore d'abandonner à sa perte une âme qui a glissé dans l'abîme du péché  ?

Le supérieur est donc obligé de veiller sur les âmes des frères et de se préoccuper de ce qu'il faut faire pour sauver chacun d'eux, parce qu'il devra en rendre compte. Il doit même y être si empressé, que son zèle apparaisse capable d'aller jusqu'à la mort, non seulement parce que le Seigneur, en parlant de la charité ordinaire que l'on doit à tous, a dit: "que l'on donne sa vie pour ses amis" (Jn 15,13), mais aussi parce que l'Apôtre en a fait un précepte spécial en disant : "Dans notre affection pour vous, nous aurions voulu vous donner non seulement l'Évangile, mais encore notre vie elle-même"(1 Thess 2,8).

Qu. 26 : Qu'il faut tout révéler au supérieur, jusqu'aux secrets de coeur

R. : Pour ce qui est des inférieurs, s'ils veulent faire des progrès appréciables et vivre selon les préceptes de notre Seigneur Jésus Christ, ils ne doivent conserver caché aucun mouvement secret de l'âme, ni proférer aucune parole qui n'ait été contrôlée. Il faut au contraire qu'ils dévoilent les arcanes du coeur à ceux qui sont désignés pour s'occuper avec bienveillance et miséricorde des frères plus faibles : le bien qui se trouve en eux s'en trouvera affermi et le mal opportunément corrigé.

Grâce à cette collaboration on arrivera, par un progrès continu, jusqu'à la perfection.

Qu. 27 : Si le supérieur lui-même vient à faiblir, il sera repris par ceux qui ont autorité dans la communauté

R. : Comme le supérieur est tenu de diriger les frères en tout, ainsi les autres doivent l'avertir à leur tour dès qu'ils craignent une faute de sa part. Cependant c'est aux frères plus avancés en âge et en jugement qu'il appartient de faire cette observation si on ne veut détruire le bon ordre.

S'il y a, en effet, quelque chose à corriger, nous rendrons service à un frère et, par lui, à nous-mêmes, puisqu'il est la règle de notre vie et que sa bonne conduite doit être pour nous comme un reproche dès que la nôtre est mauvaise, et nous redresser.

D'autre part, si c'est à tort que certains se troublent à cause du supérieur, lorsqu'ils seront persuadés à l'évidence que leurs soupçons n'étaient pas fondés, ils seront débarrassés de leurs doutes à son sujet. 

Qu. 28 : Comment tous doivent se comporter à l'égard de qui n'obéit pas

R. : Lorsqu'un frère obéit à contrecoeur aux préceptes du Seigneur, il faut commencer par avoir pitié de lui, comme d'un membre malade, et le supérieur doit tâcher de le guérir par ses exhortations.

S'il persiste dans sa désobéissance et ne consent pas à se corriger, il faut le reprendre rudement en présence de tous les frères et lui adresser, pour le sauver, les appels les plus pressants; mais si , après bien des admonestations, il ne se reprend ni ne s'amende dans sa conduite, il faut le considérer, selon le proverbe, comme étant une peste pour lui-même et, à l'exemple des médecins, avec larmes peut-être et avec tristesse, le retrancher du corps comme un membre corrompu et complètement inutile.

De fait, lorsque les médecins ont à faire à un membre atteint d'une maladie incurable, ils ont l'habitude de l'enlever par le fer ou par le feu, de peur que le mal ne se répande en attaquant les parties voisines. Il faut faire de même à l'égard de ceux qui se conduisent en ennemis des commandements de Dieu et empêchent les autres de les observer, car le Seigneur a dit : "Si ton oeil droit te scandalise arrache-le et jette-le loin de toi" (Mt 5,29). La bonté que l'on montre à de tels frères ressemble à la faiblesse coupable dont Héli fit preuve envers ses fils contre la volonté du Seigneur, et qui lui fut reprochée."(1 Sam 3,13)

Conserver une attitude bienveillante à l'égard des méchants c'est trahir la vérité, dresser des embûches à la communauté et s'habituer à l'indifférence vis-à-vis du mal, car faute d'avoir fait ce que dit l'Apôtre : "Pourquoi n'avez-vous pas été dans une plus grande affliction, de façon à chasser d'entre vous l'auteur d'un tel acte ?" (1Cor 5,2), il arrive nécessairement ce qu'il ajoute : "Qu'un peu de levain fait lever toute la pâte" (1 Cor 5,6)

"Pour les pécheurs, dit-il encore, il faut les reprendre devant tous", et il ajoute immédiatement le motif : "afin que les autres en conçoivent de la crainte". (1 Tim 5,20)

En somme celui qui n'accepte pas la médication que lui offre le supérieur se contredit aussi lui-même, car s'il ne veut pas en recevoir de directives et persiste dans sa volonté propre, pourquoi reste-t-il avec lui ? Pourquoi le conserve-t-il comme règle de sa vie ?

Si quelqu'un a accepté d'être incorporé dans la communauté, une fois jugé vase capable de servir, même s'il croit que l'ordre dépasse ses forces, il doit s'en remettre au jugement de celui qui commande ainsi au-delà de ce qu'il peut, et se montrer docile et obéissant jusqu'à la mort en souvenir du Seigneur, "qui s'est fait obéissant jusqu'à la mort, et la mort de la croix " (Phil 2,8). Se révolter et contredire est l'indice de bien des défauts : foi débile, espérance branlante, orgueil et superbe de caractère. Personne, en effet, ne désobéit sans avoir d'abord méprisé celui qui commande. Au contraire, celui qui a confiance dans les promesses divines et espère fermement en elles n'hésitera certainement pas à accomplir les ordres mêmes difficiles qu'on lui impose, car, il le sait, "les souffrances de cette vie sont en elles-mêmes bien indignes de nous mériter la gloire future". (Rom 8,18)

Celui qui croit en outre que l'humble sera élevé (Mt.23:12), montrera plus d'ardeur encore que n'en attend le supérieur, car, il le sait, "nos légères afflictions du moment produisent pour nous au-delà de toute mesure, un poids éternel de gloire". (2 Cor 4,17)

Qu. 29 : De l'orgueil et du murmure dans le travail

R. : Lorsqu'un frère est surpris à murmurer ou à s'enorgueillir dans son travail, ce qu'il aura fait ne peut être mis avec le travail de ceux qui ont le coeur humble et contrit, ni servir d'aucune façon à ceux qui ont la crainte de Dieu, car "ce qui est élevé parmi les hommes est en abomination devant Dieu" (Lc 16,15). L'Apôtre, lui aussi, donne un avertissement en disant: "Ne murmurez pas comme certains ont murmuré et ont été livrés à l'exterminateur" (1 Cor 10,10),et: "N'agissez ni avec tristesse ni avec contrainte". (2 Cor 9,7)

Un travail de ce genre est donc inacceptable, comme un sacrifice digne de blâme, et il ne convient pas de le joindre au travail des autres. Puisque ceux qui avaient apporté sur leur autel le feu étranger furent soumis à un tel châtiment (Lév 10,1-2), comment ne serait-il pas dangereux de faire servir à la pratique des commandements eux-mêmes le travail accompli dans de mauvaises dispositions vis-à-vis de Dieu ? "Quel commerce peut-il y avoir entre la justice et l'injustice ?" (2 Cor 6,14-15). C'est pourquoi Dieu dit : "L'impie qui m'immole un veau est comme s'il tuait un chien, et lorsqu'il m'offre la fleur du froment, comme s'il me présentait le sang du porc". (Is 66,3)

Il faut donc absolument écarter de la fraternité le travail du paresseux et du murmurateur.

De leur côté, les supérieurs doivent veiller à ne pas transgresser eux mêmes la doctrine de Celui qui a dit : "Celui qui marche dans des voies sans tache est mon serviteur, mais celui qui s'élève par l'orgueil n'habitera pas ma demeure" (Ps 100,6-7). Il ne faut donc pas que, grâce à eux, celui qui mêle le péché à l'observance des commandements et gâte son travail en évitant la peine ou en s'enorgueillissant de sa supériorité, continue dans la perversité, parce qu'ils acceptent ses oeuvres et lui enlèvent ainsi l'occasion de se rendre compte de ses maux.

D'une part, le supérieur doit savoir que, s'il n'est pas pour son frère un véritable guide, il s'expose à un grave et inévitable châtiment, car, selon l'Écriture, son sang lui sera réclamé (Ez 3,18); d'autre part, l'inférieur doit être prêt à ne se soustraire à aucun ordre, même des plus pénibles, dans la persuasion qu'il aura une récompense plus abondante dans les cieux.

Que l'espérance de la gloire réjouisse donc le disciple obéissant, et lui fasse accomplir le travail du Seigneur en toute patience et allégresse !

Qu. 30 : Dans quel esprit les supérieurs doivent s'occuper des frères

R . : Le supérieur ne s'enorgueillira pas à cause de sa dignité, de peur de déchoir de la béatitude promise aux humbles (Mt 5,3), ou de tomber aveuglé de superbe sous la condamnation du démon (1 Tim 3,6); mais il sera bien persuadé de ceci: que gouverner c'est servir.

Celui qui donne ses soins à un blessé, racle le pus de ses plaies et emploie des remèdes selon la nature du mal qu'il rencontre, ne tire nullement vanité du service qu'il rend, mais il y trouve un motif d'humilité, de sollicitude et d'angoisse. Ainsi, a fiortori, celui à qui a été confié le soin de guérir la communauté, tel le serviteur de tous obligé de répondre de chacun, doit accepter les préoccupations et l'anxiété. C'est alors qu'il atteindra réellement son but, selon la parole du Seigneur: "Celui qui veut être le premier parmi vous doit être le dernier et se faire le serviteur de tous". (Mc 9,34)

Qu. 31 : Qu'il faut accepter les services du supérieur

R. : Les frères doivent accepter même les services matériels que leur rendent ceux qui occupent la place de supérieurs dans la fraternité, car il est de l'essence de l'humilité que le supérieur serve et que l'inférieur reçoive volontiers ce service.

L'exemple du Seigneur montre, en effet, que s'il n'a pas cru indigne de lui de laver les pieds de ses disciples, ceux-ci n'ont pas eu non plus l'audace de lui résister, et Pierre, qui pour sa piété envers lui tenait la première place, s'étant récusé d'abord, s'empresse cependant d'obéir dès qu'il eut été averti du danger qu'il courait en se dérobant.

L'inférieur n'a donc pas à craindre de ne pouvoir pratiquer l'humilité même si parfois le supérieur le sert, car celui-ci le fait souvent pour l'instruire ou lui donner le bon exemple bien plus que parce qu'il en a un besoin urgent. C'est en obéissant et en imitant qu'il montrera son humilité, tandis que s'il résiste sous prétexte d'humilité, il fera preuve d'orgueil et de superbe, car la résistance indique un esprit d'insoumission et d'indépendance et est un signe de l'orgueil et du dédain plutôt que de l'humilité et de la docilité en tout.

Obéissons donc à Celui qui a dit : "Supportez-vous mutuellement dans la charité". (Eph 4,2)

Qu . 32 Quelle attitude faut-il prendre vis-à-vis des membres de sa famille

R. A ceux qui ont été définitivement reçus dans la fraternité les supérieurs ne doivent absolument pas permettre de s'en éloigner pour quoi que ce soit, de se séparer des frères et d'aller vivre sans témoins, sous prétexte de visiter leurs proches, ou d'assumer la protection des intérêts des membres de leur famille.

Il faut, en effet, rejeter absolument l'emploi des mots "mien" et "tien" entre frères, car, est-il écrit, "les fidèles n'avaient qu'un coeur et qu'une âme et personne n'appelait sien ce qu'il possédait" (Ac 4,32). Par conséquent, si les parents ou les frères de quelqu'un vivent selon Dieu, qu'ils soient honorés par tous dans la fraternité comme pères et frères de tous, le Seigneur ayant dit: "Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux est à la fois mon frère, ma soeur et ma mère" (Mt 12,50), et il nous semble que c'est au supérieur de la fraternité de prendre soin d'eux.

Lorsqu'ils sont impliqués dans la vie ordinaire, nous n'avons rien de commun avec eux, nous qui nous efforçons de pratiquer fidèlement et sans relâche la loi de Dieu, car, outre que nous ne pouvons leur rendre aucun service, nous remplirions encore notre vie de trouble et d'agitation, et nous nous laisserions entraîner aux occasions de pécher.

Bien plus, si nos proches d'autrefois sont des contempteurs des lois divines et méprisent la vie religieuse, nous ne pouvons normalement les recevoir, lorsqu'ils viennent nous visiter, parce qu'ils n'aiment pas le Seigneur qui a dit: " Celui qui ne m'aime pas n'observe pas mes commandements" (Jn 14,24). Or "quel commerce peut-il y avoir entre la justice et l'iniquité, quelle relation entre le fidèle et l'infidèle ?" (2 Cor 6,14-15)

Il faut spécialement tout faire pour écarter soigneusement de ceux qui s'exercent encore à la vertu les occasions de pécher, dont la plus funeste est le souvenir de la vie passée, de peur qu'il ne leur advienne ce qu'expriment ces paroles : "Leurs coeurs se sont retournés vers l'Égypte" (Nombr 14,4); or ce malheur arrive souvent par suite de fréquents entretiens avec les proches.

En général il ne faut donc permettre à qui que ce soit, parents ou étrangers, de s'entretenir avec des frères, à moins que l'on ne soit sûr qu'ils le font pour l'édification et le progrès spirituel de l'âme.

S'il est parfois nécessaire de parler avec des visiteurs, que la charge en soit confiée à ceux qui ont reçu le charisme de la parole, parce qu'ils peuvent parler et écouter avec sagesse pour l'édification de la foi. L'Apôtre nous enseigne clairement qu'il n'est pas donné à tous de savoir parler, mais que c'est un charisme accordé rarement: "A l'un, dit-il, l'Esprit saint donne la parole de sagesse, à l'autre une parole de science" (1 Cor 12,8), et il ajoute ailleurs : "Afin qu'il puisse exhorter par une sainte doctrine et confondre les contradicteurs" (Tit 1,9).

Qu . 33 : Quelle règle observer dans les relations avec les soeurs ?

R. : Celui qui a renoncé pour toujours au mariage renoncera bien plus encore aux préoccupations dont s'embarrassent un homme marié qui veut plaire à son épouse (1 Cor 7,33), et il repoussera complètement tout souci de plaire à une femme, car il craindra le jugement de Celui qui a dit : "Dieu a dispersé les os de ceux qui plaisaient aux hommes" (Ps 52,6)

Il ne s'entretiendra donc jamais, même avec un homme, dans le seul désir de lui plaire, mais lorsque son utilité le demandera il ira à lui dans cet esprit de charité que Dieu veut que chacun trouve dans son prochain.

Ces entretiens ne doivent donc être concédés ni à tous ceux qui le désirent, ni à n'importe quel moment, ni en n'importe quel endroit. Si, obéissant au précepte de l'Apôtre, nous ne voulons pas être un sujet de scandale (1 Cor 10,32) aux juifs, aux grecs et à l'Église de Dieu, mais faire tout avec décence, ordre et édification, il nous faut choisir et déterminer avec soin les personnes, le moment, le sujet et le lieu. Par là, on évitera même toute ombre de soupçon du mal et ceux qui auront été reconnus capables de se voir et de s'entretenir de sujets agréables à Dieu, soit pour le service du corps soit pour l'utilité de l'âme, manifesteront leur réserve et leur modestie dans toute leur façon d'agir.

Qu'ils ne soient donc pas moins de deux de chaque coté, car à n'être qu'un de part et d'autre on fait facilement naître le soupçon, pour ne pas dire plus, et on donne moins de poids à ce que l'on dit, car l'Écriture affirme sagement : "Toute parole reçoit confirmation par la présence de deux ou trois témoins" (Dt 19,15; Mt 18,16). Qu'ils ne soient cependant pas plus de trois pour ne pas entraver l'empressement du zèle voulu par notre Seigneur Jésus Christ.

Si des frères ont à dire ou à entendre des choses personnelles, on n'accordera pas l'entretien aux intéressés eux-mêmes, mais d'autres frères choisis parmi les anciens se rencontreront avec des soeurs également anciennes et la question sera traitée par leur intermédiaire. Cette mesure doit du reste être observée non seulement par les hommes vis-à-vis des femmes et les femmes vis-à-vis des hommes mais aussi par les hommes entre eux et les femmes entre elles.

Outre qu'ils doivent posséder la crainte de Dieu et la gravité en tout, ces intermédiaires choisis seront prudents dans leurs interrogations et leurs réponses, fidèles et sages dans leurs discours, et ils réaliseront cet avertissement : "Il parlera avec discernement" (Ps 111,5), de manière à répondre à l'attente de ceux qui auront eu confiance en eux et à leur donner tout apaisement au sujet de ce qu'ils auront traité pour eux.

D'autres frères auront de même la charge de veiller aux nécessités corporelles et ils seront, eux aussi éprouvés, avancés en âge, vénérables dans leur conduite et dans leur manière de vivre, afin que nul mauvais soupçon ne vienne blesser aucune conscience, car : "Pourquoi ma liberté sera-t-elle jugée par la conscience d'autrui ?" (1 Cor 10,29)

Qu. 34 : Quelles qualités sont requises en ceux qui distribuent le nécessaire aux frères ?

R. : Il faut absolument qu'il y ait des frères chargés de distribuer le nécessaire en chaque ordre de choses, capables de faire comme il est dit dans les Actes : "On donnait à chacun selon ses besoins". (Ac 4,35)

Ils auront particulièrement à coeur d'être miséricordieux et bons envers tous et de ne pas prêter le flanc au soupçon de sympathie ou de préférence pour certains, suivant l'avertissement de l'Apôtre : "Ne faisant rien par inclination" (1 Tim 5,21); ils éviteront aussi de paraître animés de cet esprit de querelle déclaré par le même Apôtre étranger au chrétien : "Si quelqu'un se plaît à quereller, ni nous ni l'Église de Dieu nous n'avons cette habitude" (1Cor 11,16), car par suite de cette disposition ils refuseraient le nécessaire à leurs adversaires, et donneraient avec excès à leurs amis : d'un côté ce serait la haine entre frères, et de l'autre l'amitié particulière, amitié extrêmement blâmable, parce qu'elle détruit la concorde, fruit de l'amour fraternel, et parce qu'il en résulte les mauvais soupçons, les jalousies, les disputes et la négligence dans le travail.

Pour ces conséquences et pour bien d'autres semblables, il est au plus haut point nécessaire que ceux qui subviennent aux besoins des autres dans la fraternité soient exempts de cet esprit de contention et de ces sympathies particulières. Eux-mêmes et tous ceux dont la charge est d'être utile aux frères, doivent sentir intérieurement et montrer extérieurement qu'ils servent non des hommes mais le Seigneur lui-même, car dans sa grande bonté Celui-ci estime comme rendus à lui-même l'honneur et le zèle rendus à ceux qui lui sont consacrés, et il promet en récompense l'héritage du Royaume des Cieux: "Venez, dit-il, les bénis de mon Père, prenez possession du royaume qui vous a été préparé dès le commencement du monde, parce que ce que vous avez fait au plus petit d'entre mes frères, c'est à moi que vous l'avez fait". (Mt 25,34-40)

Par contre ils reconnaîtront combien la négligence est désastreuse lorsqu'ils se souviendront de celui qui a dit : "Maudit celui qui accomplit négligemment les  oeuvres de Dieu" (Jér 48,10), car non seulement ils seront rejetés du Royaume des Cieux, mais ils entendront encore cette redoutable et terrible sentence : "Allez maudits au feu éternel qui a été préparé pour le démon et pour les anges". (Mt 25,41)

Puisque ceux qui doivent servir autrui et veiller sur leurs besoins reçoivent une telle récompense pour leur zèle ou encourent un tel châtiment pour leur négligence, avec quel empressement doit-on, en s'acquitant de cette charge, essayer de se rendre digne du nom de frère du Seigneur ? C'est bien, en effet, ce qui ressort des enseignements du Christ : "Celui qui fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux est mon frère, ma soeur, ma mère". (Mt 12,50)

Il est en grand danger celui qui n'a pas assigner pour but à sa vie tout entière de faire la volonté de Dieu, doit en montrant l'effort de sa charité par son zèle à travailler pour le Seigneur lorsqu'il est en bonne santé, soit en manifestant sa patience et sa longanimité par la joie dans la maladie. Il est en danger d'abord et surtout parce qu'il s'est séparé lui-même du Seigneur et de la communauté des frères en s'en écartant par sa désobéissance, en second lieu parce qu'il ose indignement prendre part à ce qui est réservé pour ceux qui l'on mérité.

Ici encore il est donc nécessaire de se souvenir de ce que dit l'Apôtre : "Comme coopérateurs du Christ nous vous exhortons à ne pas recevoir en vain la grâce de Dieu" (2 Cor 6,1). Ceux qui tiennent lieu de frères au Christ doivent se garder de mépriser une si grande grâce de Dieu et de trahir une telle dignité en négligeant d'accomplir les volontés du Seigneur. Ils obéiront plutôt à l'Apôtre qui a dit : "Je vous en supplie, moi, prisonnier dans le Seigneur, marchez dignement selon la vocation qui est la vôtre". (Eph 4,1)

Qu. 35 : Faut-il établir plusieurs fraternités dans une même localité ?

R . : L'exemple si souvent employé des membres du corps nous servira de nouveau ici.

Nous avons vu que pour agir convenablement et normalement en tout ce qu'il fait, le corps a besoin des yeux, de la langue et des autres membres, tous nécessaires et indispensables. Or, dans une communauté, il est assurément bien malaisé de trouver quelqu'un qui puisse remplir la fonction de l'oeil. S'il faut donc, pour bien faire, que celui qui dirige les frères soit prudent, sache parler, soit sobre, miséricordieux, et cherche la justice avec un c oeur parfait, comment dans un même endroit, en trouver plusieurs qui réunissent ces qualités ?

Si même on en trouve deux ou trois, ce qui est difficile et, à notre connaissance n'est jamais arrivé, il sera de loin préférable qu'ils assument ensemble la charge d'une seule communauté et s'en allègent mutuellement le poids. De cette façon, lorsque l'un est absent ou occupé, ou dans d'autres circonstances, par exemple si l'un d'eux quittait la communauté, l'autre sera toujours là pour consoler les frères de leur abandon, à moins que lui-même ne se rende dans une autre communauté manquant de supérieur.

Nous pouvons également faire ici la comparaison avec ce qui se passe dans le monde. Ceux qui sont habiles dans leur profession jalousent leurs rivaux et il en résulte naturellement des inimitiés latentes. Ainsi également en arrive-t-il le plus souvent dans notre état de vie entre communautés voisines : on commence par rivaliser de vertu et on s'efforce de se dépasser soit dans la réception des hôtes, soit dans le recrutement des frères, soit en d'autres points semblables, et on finit ordinairement dans des querelles.

Lorsque des frères sont de passage, au lieu de trouver la tranquilité, ils tombent dans l'incertitude et le doute parce qu'ils ne savent dans quelle communauté se rendre, craignant de mécontenter par leur choix et ne pouvant cependant, surtout s'ils sont pressés, contenter tout le monde.

Ceux qui voudraient s'engager dans la même vie tomberont, eux aussi, dans l'inquiétude parce qu'ils ne sauront qui choisir pour guides et que s'ils choississent les uns ils devront bien exclure les autres; il s'en suivra naturellement pour eux que, dès les premiers jours, ils sentiront les atteintes de l'orgueil parce que au lieu de se soumettre en disciples ils auront dû se faire les censeurs et les juges de la fraternité.

Puisqu'il n'y a aucun avantage reconnu à une telle division, mais qu'il y a au contraire de si graves inconvénients, il est donc tout à fait inopportun d'établir des communautés à peu de distance l'une de l'autre. Si par hasard quelqu'un a eu la présomption de le faire, qu'il s'empresse de revenir sur sa décision, surtout lorsqu'il en aura éprouvé les désavantages, car persister dans sa manière de voir serait montrer de l'esprit de contention : "Si quelqu'un aime la querelle, dit l'Apôtre, ni nous ni l'Église de Dieu nous n'avons cette habitude". (1 Cor 11,16)

Du reste quel motif trouveront-ils pour empêcher l'union  ? Quel besoin ? Mais il est bien plus facile de se procurer ce dont on a besoin lorsqu'on est réunis, puisqu'il suffit alors d'une seule lampe, d'un seul foyer et ainsi de suite et puisqu'en cela comme en tout le reste il faut viser à se procurer aisément le nécessaire et dans la mesure du strict minimum. Il faudra ensuite pour aller chercher au-dehors ce dont on a besoin, plus de frères, si les communautés sont divisées, et moins, si elles sont réunies en une seule. Or vous savez sans que je vous le dise combien il est difficile de trouver un homme qui ne déshonore pas le nom du Seigneur et garde une attitude digne de sa profession dans ses relations avec les étrangers au-dehors.

D'ailleurs comment ceux qui restent ainsi éloignés de la communauté pourront-ils édifier leur frères en les unissant dans la paix si c'est nécessaire, ou en les entraînant à l'observance des commandements, puisque le fait qu'ils ne sont pas au milieu d'eux provoque déjà de perfides soupçons ?

Nous savons en outre que Paul écrivait aux Philippiens : "Rendez ma joie parfaite en ayant un même sentiment, un même amour, une même âme, une même pensée. Ne faites rien par esprit de parti ni par vaine gloire, mais estimez avec humilité les autres au-dessus de vous, ne considérant pas seulement votre propre intérêt mais aussi celui des autres" (Phil 2,3). Or quelle plus grande marque d'humilité chez les supérieurs que de se soumettre l'un à l'autre, car s'ils sont doués de charismes leur commun effort sera d'autant plus précieux. Comme le Seigneur nous l'a montré en envoyant ses disciples deux à deux (Mc 6,7), chacun voudra se soumettre à l'autre avec joie en souvenir de la parole : "Celui qui s'humilie sera exalté" (Lc 18,14). Si au contraire, l'un est mieux doué que l'autre, il sera d'autant plus utile au moins favorisé d'être assisté par celui qui l'est davantage.

Comment plusieurs communautés ne constitueraient-elles pas aussi une violation manifeste du précepte donné par l'Apôtre : "considérez non seulement vos intérêts, mais aussi ceux d'autrui"(Phil.2:4)  ? Je crois en effet, qu'il serait difficile de s'y conformer dans cette division, puisque chaque communauté s'occuperait uniquement de ce qui regarde ses membres en ne se souciant aucunement des autres, ce qui, nous devons le dire, s'oppose clairement à l'avertissement de l'Apôtre.

Enfin, les saints dont il est parlé dans les Actes apportent eux aussi, leur témoignage, car il est dit à leur sujet que "la foule des fidèles n'avait qu'un coeur et qu'une âme" (Ac 4,32), et que "tous les fidèles habitaient ensemble et possédaient tout en commun" (Ac 2,44). Il est évident qu'il n'y avait aucune division entre eux, que personne ne vivait à part, et que tous étaient soumis à une seule et même direction; or ils étaient une foule de cinq mille personnes et parmi elles il y en avait sans doute et en bon nombre, qui au jugement des hommes étaient plutôt aptes à empêcher l'union. Puisque les frères que l'on peut trouver dans un même endroit sont bien moins nombreux, pourquoi resteraient-ils divisés ?

Plût au ciel que non seulement les frères d'une même bourgade mais aussi les fraternités dispersées en des lieux différents puissent être réunies et soumises à une direction unique, sous des supérieurs capables d'administrer fermement et sagement les intérêts de tous dans l'unité de l'Esprit et le lien de la paix !