Quatrième
PARTIE
Regard
sur quelques méthodes de l'institution cléricale.
Questions
posées par Béatrice Fraisse, l'une des cosignataires.
Un
événement important a marqué votre vie. Il a eu un grand
retentissement dans l'opinion publique. Aujourd'hui il est tombé dans
l'oubli. Voulez-vous bien nous le rappeler ?
On
peut parler d'un événement important de ma vie lorsque, le 5
Septembre 1964, le journal Le Monde annonça, sur ma demande, le
mariage religieux d'un prêtre âgé de 44 ans. Cette nouvelle parut
tellement surprenante, voire même invraisemblable, que beaucoup de
journalistes doutèrent de l'exactitude de l'information. Le doute fut
dissipé le dimanche suivant lorsque je confirmai moi-même la
nouvelle sur les ondes d'Europe 1. J'étais le prêtre dont le mariage
religieux avait été célébré le 16 Mai précédent à l'évêché
de Versailles.
Etiez-vous
le premier prêtre autorisé par l'Eglise-institution à se marier
religieusement ?
Non,
avant moi, des prêtres avaient obtenu la même autorisation mais le
secret avait été bien gardé. J'en ai eu la preuve au cours de mon
entretien avec l'official du diocèse, prêtre chargé des dossiers
relatifs à l'annulation des mariages. Quand il m'informa que la réponse
de Rome était arrivé il me précisa que mon mariage serait sans témoin,
contrairement aux mariages précédents. "Je ne suis donc pas le
premier ? " lui ai-je demandé. Il se rendit compte, tardivement,
qu'il en avait trop dit.
C'est
donc qu'ils avaient observé le silence sur leur mariage. Par honte ?
par crainte du qu'en dira-t-on ? parce qu'on avait exigé d'eux le secret ?
C'est
parce que l'autorité ecclésiastique avait exigé le secret absolu
afin que personne ne soit au courant de ces mariages.
L'inhumanité
de l'institution cléricale
Vous
a-t-elle imposé le même
secret ?
Le
secret exigé était si rigoureux qu'il m'était interdit de révéler
mon mariage ni à ma mère, ni à mon frère ni à aucun membre de ma
famille, en un mot, à personne.
C'est
épouvantable. Pas même à votre mère ?
Il
me paraît utile de vous rapporter mon entretien avec ce fonctionnaire
exécutant aveuglément les ordres de Rome afin de montrer l'inhumanité
du système ecclésiastique, sans âme, figé dans des structures
juridiques, où l'individu est sacrifié au prestige de l'institution.
Je
vous écoute avec un grand intérêt.
L'entretien
fut dramatique. Je lui demandai avec indignation "que devrais-je
dire à ma mère ?". Il souleva les épaules en signe
d'impuissance "j'exécute les ordres". Je me trouvais en
face d'un valet aux ordres du maître.
Je
poursuivis "Il faudra donc que je paraisse à ses yeux de chrétienne
un prêtre indigne. Avez -vous pensé à ses souffrances, aux larmes
qu'elle versera à l'idée de son fils paraissant trahir ses
engagements, à la honte qu'elle éprouvera ?
Il
restait impassible "Qu'avez-vous donc à la place du coeur ? Une
pierre ?
Il
était gêné. Il ne s'attendait pas à ce que je m'insurge avec
colère contre ces odieuses conditions. Il ne faisait que répéter
"Je dois obéir. Je dois exécuter les ordres"
Outré,
je poursuivis "Mon frère,
ma belle-soeur, tous les membres de ma famille vont me harceler de
questions. Si je leur dis que je suis en règle avec l'Eglise, il ne
comprendront pas. L'un d'eux, plus perspicace, me demandera peut-être
si je suis marié religieusement. Devrais-je répondre non ?
devrais-je mentir ? "
"Vous
resterez évasif "
"Evasif
? Qu'est-ce que cela veut dire ? oui et non ? "
A
l'évidence, je le mettais mal à l'aise. Je continuai
"Et du côté de ma femme dont les convictions religieuses
sont connues de sa famille, de ses amis, de son milieu de travail,
elle passera pour une singulière hypocrite car personne ne comprendra
un mariage purement civil. Elle, non plus, ne sera pas épargnée."
"Je
suis connu au Vésinet, à Maisons-Laffitte et ailleurs. Si quelqu'un
me rencontre une femme à mon bras , une alliance au doigt, on saura
rapidement que je suis marié. Ce sera un scandale. Nous n'avons pas
droit, ma femme et moi, à la considération ?
"Tant
pis pour le scandale, tant pis pour votre réputation. L'honneur de l'Eglise
passe avant tout. Les fidèles ne doivent rien savoir, sinon". Il
n'acheva pas sa phrase.
"Sinon
quoi ?" Il ne répondit pas à ma question.
"Parce
que vous pensez qu'ils seraient troublés, qu'ils ne comprendraient
plus rien à votre religion"
Je
voulus voir jusqu'où irait sa cynique désinvolture. " Il va me
falloir chercher un emploi et donc fournir un curriculum vitae. Que
devrais- je dire ? que j'ai passé tout mon temps en prison ? "
"Ah,
en effet. Ils n'ont pas pensé à cela. Moi non plus."
Après
un moment de réflexion "A la rigueur, vous direz que vous êtes
prêtre, prêtre ouvrier, par exemple."
"
Excellente idée mais il faudra que je veille à retirer mon alliance.
Actuellement les prêtres ouvriers ne sont pas bien vus des patrons,
à plus forte raison les prêtres mariés."
Il
faisait semblant de ne pas entendre. "Le secret est si rigoureux,
continua-t-il, que votre mariage ne sera pas mentionné sur l'acte de
baptême de l'un et de l'autre. De plus il vous est interdit d'être
parrain à l'occasion d'un baptême"
"Autrement
dit, répliquai-je, moins qu'un chrétien. Un pestiféré, un lépreux
dont le contact peut contaminer ceux qui m'approchent. Quelle délicate
attention !
"C'est
inouï. Impensable ! C'est tout.
Nous
sommes loin du compte. Je me demande s'il n'éprouvait pas un certain
plaisir sadique à me tourmenter en énumérant les conditions.
"Ce n'est pas tout, dit-il. Il vous est interdit d'aller dans les
paroisses où vous avez exercé le ministère et dans celle du lieu de
votre naissance"
"Et
si ma profession m'y oblige ?"
"Arrangez-vous
avec votre patron"
"Vous
avez l'art de simplifier les choses. Il faudra que j'ai affaire à un
patron sur mesure, plus compréhensif que vous, pensai-je"
"Enfin
il reste une condition moins importante que vous n'êtes pas obligé
d'accepter. Vous savez que toute faveur de Rome est accompagnée d'une
pénitence. Il vous est demandé de faire une retraite de huit jours où
vous voudrez. Le lieu est laissé à votre choix"
C'était
un comble. Il me parlait d'une faveur alors qu'en m'accordant la
dispense du célibat Rome reconnaissait implicitement que j'étais une
des innombrables victimes de son système totalitaire. Pour
l'institution, la justice devenait une faveur. Je refusai catégoriquement.
Il n'insista pas.
Je
suis atterrée par tout ce que vous me dites. Pourquoi ces conditions
odieuses ?
"Pour
faire naître en moi un sentiment de culpabilité"
Pourquoi
Rome tenait-elle tant à ce que votre mariage soit tenu secret ?
C'est
la question que je lui ai posée. "Mais songez donc, m'a-t-il répondu
cyniquement, il ne faut pas que les prêtres le sachent sinon ce
serait la ruée". Dès le début, j'avais compris le but
poursuivi par Rome. Il était indispensable que les prêtres ignorent
l'existence des dispenses accordées au compte-gouttes à ceux qui
paraissaient offrir des garanties de discrétion. L'autorité comptait
sur leur soumission et aussi sur la peur du discrédit dont ils
seraient l'objet de la part des fidèles.
Avec
une certaine honnêteté, le Vatican reconnaissait la défectuosité
de la formation donnée dans les séminaires où les candidats à la
prêtrise subissent un lavage de cerveau d'autant plus efficace qu'il
est réalisé avec une remarquable
finesse, d'ailleurs avec le consentement inconscient des
sujets.
La
sagesse aurait dû conduire depuis longtemps à l'abrogation d'une loi
aberrante qu'on savait contraire au droit naturel. Mais quelle
explication l'autorité religieuse aurait-elle donnée au peuple chrétien
? Qu'elle s'était trompée depuis plus de huit siècles ? Qu'elle
avait établi une loi contraire à la loi morale divine ? Croyez-vous
possible que l'institution cléricale soit capable de reconnaître ses
erreurs ? Ne perdrait-elle pas d'un coup toute sa crédibilité ?
J'ai
lu votre livre "Les prêtres mariés" écrit avec la
collaboration d'un journaliste, publié en 1969. Vous y parlez d'un
serment qu'on aurait exigé de vous ?
J'allais
y venir. Ce triste fonctionnaire m'a dit "Ce n'est pas fini. Il
vous faut maintenant prêter serment."
Pour
l'institution ecclésiastique, le serment est l'arme absolue pour
s'assurer de la soumission totale d'un individu.
Les
évêques doivent prêter serment d'obéissance inconditionnelle au
pape. Les supérieurs de séminaires ou des ordres religieux, les
enseignants, les théologiens, tous doivent prêter serment de fidélité
à la pensée unique du chef. La moindre déviation est sanctionnée
par l'exclusion ou même par l'excommunication si le sujet persiste
dans ses idées jugées déviationnistes.
On
voulait donc m'imposer le silence par un serment. J'ai réfléchi
longuement. Un serment n'a de valeur que s'il est libre.
Je
demandais donc "Si je refuse, que se passera-t-il ? "
Il
me répondit : "La dispense ne vous sera pas accordée"
Ce
n'était ni plus ni moins qu' un odieux marchandage. L'institution
reconnaissait mon droit au mariage mais entendait que je l'achète de
mon silence. Ces ecclésiastiques romains, englués dans leur
juridisme pharisaïque, oubliaient qu'ils avaient affaire à un prêtre
connaissant la doctrine morale enseignée par les grands théologiens
du XIIIème siècle à nos jours, en particulier par saint Thomas d'Aquin.
Celui-ci écrit dans sa Somme Théologique que si quelqu'un estime en
conscience qu'il doit désobéir au pape, il doit écouter la voix de
sa conscience et donc désobéir.
Qu'est-ce
que la conscience ?
Les
théologiens enseignent que la conscience est le jugement qu'une
personne porte sur la moralité de ses actes. Quelques années après
le concile Vatican II, tous les théologiens réunis à Assise ont
rappelé la primauté absolue de la conscience sur la loi. Or, pendant
des siècles, l'institution cléricale a enseigné que la conscience
devait se soumettre à ses lois comme étant l'expression de la volonté
divine. Elle s'abstenait de dire que la conscience est la norme suprême
de la moralité. Ainsi, par exemple : une femme enceinte à la suite
d'un viol dont elle a été l'objet ; si elle estime en conscience
devoir se faire avorter, elle n'a pas à tenir compte des directives
pontificales selon lesquelles elle doit conserver l'enfant qui lui a
été imposé par la violence.
Revenons
au serment. Il m'est apparu que la contrainte morale exercée sur ma
conscience enlevait toute valeur à un serment exigé en contre-partie
de la reconnaissance de mon droit strict et "inaliénable"
au mariage. Dès lors je le considérais comme une formalité dépourvue
de valeur. Je prononçai donc des mots sans me sentir engagé devant
Dieu.
Les
juristes romains, ces nouveaux pharisiens, n'ont pas encore compris
qu'il y a souvent un abîme entre le droit et la morale. C'est à leur
intention que Jésus-Christ s'est exprimé en termes cinglants en les
traitant de races de vipères et de sépulcres blanchis.
N'êtes-vous
pas un peu trop dur à l'égard de ces ecclésiastiques romains ?
Ecoutez
ce qu'écrivait le grand théologiens anglais, Charles Davis, avant sa
rupture avec l'institution cléricale en 1968. "Des motifs de
convenance et surtout la préservation de l'autorité semblent
toujours dominer... Le manque de souci pour la vérité, avec la
subordination de celle-ci à l'autorité et à la conservation du système,
s'étend à toute l'institution... L'Eglise institutionnelle est
constamment en train d'écraser et de blesser les personnes. Pour moi,
elle est devenue un vaste système impersonnel, inhumain et dépourvu
de liberté... Il est certain qu'on devrait analyser l'état
pathologique de l'Eglise actuelle. L'Eglise officielle est tenaillée
par la peur, l'insécurité et l'anxiété, ce qui mène à l'intolérance
et à un manque d'amour."
Que
de théologiens pensent comme lui, mais il faut beaucoup de courage
pour le dire, vertu peu pratiquée par la gente ecclésiastique.
Depuis
le début de notre entretien, il y a une question qui trotte dans ma tête.
Quand vous avez pris la décision de demander la dispense du célibat,
étiez-vous dans le même état d'esprit à l'égard de l'institution
qu'au sortir du séminaire ?
Certainement
pas. Très tôt, dans mes premières années de ministère, je me suis
enhardi à lire des ouvrages "interdits". Ils ont contribué
à la découverte d'une Eglise très différente de celle qu'on
m'avait, qu'on nous avait présentée au séminaire, une Eglise
"sans ride ni tache"
De
l'histoire de l'Eglise-institution, il y a deux versions ; l'une,
officielle, falsifiée, pour l'édification du peuple chrétien ;
l'autre, tenue bien cachée, de crainte qu'elle ne sème le doute ou
le trouble dans l'esprit des fidèles un peu curieux et n'entraîne la
perte de confiance, et, chose plus grave, la perte de la foi.
Evidemment
j'ai été indigné par tous les mensonges destinés à la
dissimulation de la vérité sur la sainte institution cléricale et
sur l'histoire "édifiante" de la papauté, jalonnée de
turpitudes, de perfidies, de cruautés, de crimes monstrueux
permettant à Joseph de Maîstre d'écrire, au sujet des papes qui se
succédèrent pendant près d'un siècle qu'ils furent des
"monstres de scélératesse". Que dire de la vanité
scandaleuse d'un Innocent III, de la soif de richesses ou de la volonté
de domination que révèle la bulle Unam Sanctam de Boniface VIII
(1302) "Nous disons, déclarons, définissons et proclamons que
c'est une nécessité absolue pour toute créature qui veut sauver son
âme de se soumettre au pontife romain"
Dans
les séminaires, la lecture des livres à l'index était formellement
interdite sous peine de péché grave car ils étaient censés écrits
par des ennemis jurés de l'Eglise. Il importait de préserver nos âmes
innocentes des miasmes perfides de la vérité historique.
Une
histoire vraie et édifiante
Pour
illustrer la politique permanente d'étouffement de la vérité par
une institution dont la préoccupation essentielle est de donner au
monde l'apparence d'une grande rigueur morale, je laisse l'historien Félix
Sartiaux nous faire le récit d'événements qui se sont produits au début
du XXème siècle. Ce récit se trouve dans la préface du livre de
l'abbé Houtin, "Courte histoire du célibat ecclésiastique",
paru en 1929, aux éditions Rieder. Il est savoureux.
"Quand
l'abbé Houtin se fut aperçu que les manquements des clercs à leurs
engagements étaient moins exceptionnels qu'on avait voulu le lui
faire croire, il en fut déçu, froissé. Mais n'ayant le goût ni du
scandale ni de l'indiscrétion, il garda pour lui sa désillusion. Des
circonstances le firent sortir de sa réserve.
Il
lui vint entre les mains, en 1906, des preuves irréfutables que des
prêtres ayant vécu dans la communauté de l'Oratoire étaient proposés
par l'institution cléricale en modèle de vie sacerdotale : un
Gratry, (1805-1872), un Perreyve (1831-1865),un Charles Perraud
(1831-1892) avait eu à l'égard du célibat une conduite très différente
de celle qu'ils avaient laissé paraître et que l'apologétique leur
prêtait. Graty et Perreyve avaient éprouvé une vive et profonde
passion, qui modifiait l'image qu'on présentait d'eux ; Perraud avait
non seulement condamné avec véhémence dans le privé une discipline
qu'il approuvait en public, mais il avait vécu 15 ans(1872-1887) avec
une de ses pénitentes dont il s'était épris plusieurs années
auparavant ; il avait lui-même procédé à la bénédiction de cette
union.
Ce
ne furent pas ces défaillances qui déterminèrent Houtin à rompre
son silence.Il s'agissait pour lui d'autre chose. Il connaissait bien
des prêtres défaillants ; il n'en avait jamais parlé <parce
qu'on ne s'était jamais servi d'eux pour écrire des histoires
mensongères et qu'on n' avait pas abusé de leur mémoire pour
tromper les simples>. L'Eglise avait travesti , dans un but
d'apologétique et de propagande, la vie de ces Oratoriens, en
composant de fausses biographies, qu'elle faisait lire dans les séminaires
et les noviciats ; elle les représentait aux aspirants à la vie
sacerdotale comme des modèles dont ils devaient s'inspirer. Au lieu
de leur ouvrir les yeux, de les mettre en garde contre les difficultés
qu'ils allaient affronter, elle usait de ces exemples pour tromper les
jeunes gens, exploiter leur crédulité, les induire à des
engagements qu'ils risquaient de ne pouvoir tenir plus tard. Ce n'était
pas les manquements au célibat qu'il voulait dénoncer, mais cette
fausseté, cette tromperie.
La
polémique qui suivit élargit à ses yeux le débat. Aucun des
personnages ecclésiastiques auxquels il avait montré ses preuves
n'en avait contesté la véracité. Mais lorsqu'ils apprirent que
Houtin allait publier la vie véritable du frère du cardinal Perraud,
une tempête s'éleva parmi les apologistes ; des Pères de
l'Oratoire, des évêques, mirent tout en oeuvre pour l'empêcher d'exécuter
son dessein. L'évêque d'Autun, Monseigneur Villard lui offrit de
l'indemniser s'il supprimait son écrit ; l'évêque de Nevers,
Monseigneur Gauthey, le menaça de poursuites. Quand le petit livre :
< Un prêtre marié, Charles Perraud, chanoine honoraire d'Autun
>, parut chez l'auteur en 1908, les plus sages cherchèrent à
l'ensevelir sous la conspiration du silence. Quelques autres le dénoncèrent
comme une entreprise de scandale. Les Oratoriens, pour le réfuter,
publièrent une brochure où ils dénaturaient les faits, représentant
Houtin comme un calomniateur et le P. Hyacinte Loyson, qui avait
fourni la plupart des documents comme un faussaire.
Houtin
mit d'abord simplement et loyalement, dans le privé, ses documents à
leur disposition. Ils s'obstinèrent. L'évêque de Nice, Mgr Chapon
se lança à corps perdu dans la plus ridicule polémique. L'un des Pères
les plus notoires de l'Oratoire, Alfred Baudrillart, Vicaire général,
Recteur de l'Institut catholique de Paris, Prélat de la Maison de sa
Sainteté, plus tard archevêque <in partibus> et académicien
(il est devenu ensuite cardinal) ne se contenta pas d'épiloguer,
d'esquiver les faits, il offensa l'auteur, lança des insinuations
contre sa vie privée. Les catholiques libéraux se mirent de la
partie avec non moins d'acharnement.
Houtin,
sûr de lui, tourna contre ces assauts l'infrangible attitude dont il
ne s'est jamais départi : historien, il leur opposa la méthode de
l'histoire. Dédaignant les attaques, les arguments étrangers à la
cause, les passions, il répondit froidement en publiant les
documents, en livrant à la publicité des lettres qui établissaient
les contradictions et la duplicité de ses adversaires. Et, quand
l'orage se fut apaisé, fidèle à sa méthode, il publia
tranquillement un gros volume de 400 pages : <Autour d'un prêtre
marié, histoire d'une polémique>, 1910, où il se contentait de
placer sous les yeux des lecteurs toutes les pièces du procès. Dans
l'introduction, il philosophait ainsi sur ces événements:
"A
des esprits superficiels et mal renseignés, cette polémique ne
semblera qu'un simple fait divers. Mais tous ceux qui savent
l'histoire y verront en raccourci l'Eglise toute entière dans son
passé et son présent dogmatiques, disciplinaires et politiques... La
pratique continue, irrésistible, irréformable... En réunissant ici
les pièces qui permettent de saisir d'éminents ecclésiastiques, nos
contemporains, dans le détail
de la préparation et de la défense d'un pieux mensonge, j'exhibe un
anneau ajouté sous nos yeux à une chaîne séculaire."
Je
comprends que vous soyez indigné comme je le suis moi-même en face
de telles méthodes.
L'étouffement
de vérités gênantes a toujours été le procédé favori de
l'institution. En 1964, deux mois après la nouvelle de mon mariage,
un supérieur de grand séminaire ignorait l'existence des dispenses
accordées par Rome. Il ne devait lire que des journaux catholiques
comme La Croix. Il a fallu qu'un séminariste déluré lui mette des
journaux non alignés sous les yeux pour y croire. Il n'y a donc rien
d'étonnant à ce que le peuple chrétien soit déconcerté lorsqu'il
se trouve devant des cas insolites, étant donné l'ignorance dans
laquelle l'institution prend soin de le tenir. Pour votre édification,
voici les conseils donnés par les cardinaux au pape Jules II lors de
son élection en 1550 (bibliothèque de Paris-feuille 1089-volume II
641-650-ref.fonds latin N° 12558-année 1550)
"La
lecture de l'Evangile ne doit être permise que le moins possible,
surtout en langue moderne et dans les pays soumis à votre autorité.
Le très peu qui est généralement lu à la messe devrait suffire et
il faudrait interdire à quiconque d'en lire plus. Tant que le peuple
se contentera de ce peu, vos intérêts prospèreront, mais, dès
l'instant qu'on voudra en lire plus, vos intérêts commenceront à en
souffrir. Voilà le livre qui, plus qu'aucun autre, provoquera contre
nous les rébellions, les tempêtes qui ont risqué de nous perdre. En
effet, quiconque examine diligemment l'enseignement de la Bible et le
compare à ce qui se passe dans nos églises trouvera bien vite les
contradictions, verra que nos enseignements s'écartent souvent de
celui de la Bible et plus souvent s'opposent à celle-ci. Si le peuple
se rend compte de ceci, il nous provoquera jusqu'à ce que tout soit révélé,
alors, nous deviendrons l'objet de la dérision et de la haine
universelle. Il est donc nécessaire que la Bible soit enlevée et dérobée
des mains du peuple avec zèle, toutefois sans provoquer de
tumulte."
Une
telle duplicité est inconcevable. J'en suis toute renversée.
Il
y a peu de temps que j'ai eu connaissance de ce document mettant en évidence
le comportement sciemment mauvais et fourbe de l'institution cléricale
et aussi son cynisme. Connaissant un peu l'histoire de la papauté ,
je n'ai pas été surpris . Mais combien de chrétiens la connaissent
? D'ailleurs où la trouveraient-ils ? Pour les historiens
catholiques, sa publication relèverait d'une mission impossible en
raison des obstacles à franchir, l'obtention du Nihil Obstat et de
l'Imprimatur. Ils seraient obligés de taire une somme considérable
de faits authentiques. Quant aux historiens indépendants, ils ne
tiennent pas à s'aventurer sur une voie périlleuse
qui conduirait à un affrontement avec une institution encore
influente.
Dans
le climat séculaire de dissimulation, de fourberies et de mensonges,
que faire en présence de ces nouveaux prêtres mariés, sans
fonction, en règle avec l'Eglise-institutionnelle ? Quelles
explications donner aux fidèles ? Jusqu'alors ceux qui partaient pour
se marier civilement étaient tenus, selon la terminologie de l'époque,
aujourd'hui obsolète et injurieuse, pour des "défroqués",
des "renégats", des "prêtres
indignes". L'institution avait tout fait pour qu'ils soient regardés
comme des "déserteurs". Mais pourquoi se donner la peine de
fournir des explications au peuple chrétien alors qu'il est si simple
de continuer à marquer sa réprobation par l'exclusion ?
Cela
ne me paraît pas une attitude évangélique.
L'Eglise
cléricale ne connaît pas l'Evangile. Elle ne connaît que le Droit
Canon, c'est à dire ses propres lois qu'elle substitue à la loi
d'amour de Jésus-Christ.
Quelle
a été la réaction des gens en apprenant le mariage d'un prêtre ?
Dans
l'ensemble, elle a été très favorable, conformément au sondage
effectué en 1968 par la SOFRES et publié dans l'hebdomadaire
catholique "Le pèlerin du XXème siècle" révélant que
70% des français était en faveur du mariage des prêtres. Je ne
serais pas surpris que le pourcentage atteigne aujourd'hui 95%, sinon
plus.
C'est
dans le clergé que la réaction a été défavorable, apparemment,
car il s'est senti atteint dans son honneur et sa réputation. Un
psychologue m'avait prévenu de ses réactions négatives, voire
hostiles :
"Si
vous parlez, m'avait-il dit, l'Eglise institutionnelle se défendra
comme n'importe quelle société dont un membre s'écarte de ses règles.
Le clergé forme un corps constitué, une caste. On fait partie du
clergé comme on fait partie de la magistrature, de la police, de
l'armée... Votre cas fera revenir à la surface des conflits que les
phénomènes de refoulement avaient enfouis au plus profond d'eux-mêmes.
Incapables de résoudre leurs problèmes personnels, les prêtres vous
rejetteront comme élément de trouble et d'inquiétude. La hiérarchie
s'efforcera de faire le vide autour de vous. Beaucoup de catholiques
dont on connaît la soumission aligneront leur attitude sur celle de la
hiérarchie même si intérieurement ils la désapprouvent.
Les
événements ont-ils donné raison à ce psychologue ?
Assurément.
Voici un exemple. Un jour, j'ai rencontré un confrère qui a refusé
la main amicale que je lui tendais "Je ne salue pas les gens
comme toi, sur un ton dédaigneux, presque haineux, tu nous as fait
trop de mal." Oh, ce "nous"
Mais
le ciel est souvent très malicieux. Quelque temps après, deux des
plus farouches détracteurs de notre mariage, deux hauts dignitaires ecclésiastiques, décédèrent dans des circonstances jugées fort
troublantes par la presse; l'un dans un bordel, l'autre tombé d'une
falaise au bord de laquelle il se trouvait seul avec sa secrétaire.
Evidemment la presse catholique s'efforça de donner de ces deux
affaires une relation succincte, gênée et même ridicule. On peut
citer aussi d'autres cas récents, d'évêques, par exemple, dont la
presse a révélé la paternité.
En
définitive, vous étiez mal à l'aise dans cette institution cléricale
dont le comportement vous apparaissait à l'antipode de l'Evangile.
Mais vous ne m'avez toujours pas dit quel fut le facteur déterminant
de votre décision.
J'y
arrive. Je m'étais abonné à des revues traitant de
psychanalyse, méthode d'investigation du subconscient , très mal vue
des autorités ecclésiastiques. Grâce à ces lectures je me suis mis
à réfléchir sur mon enfance et peu à peu j'ai découvert que la
vocation m'avait été inoculée insidieusement par ma mère avec le
concours d'un milieu familial très clérical, comme c'est le cas du
plus grand nombre de prêtres. Je traversais alors une période
douloureuse en raison des résistances que j'opposais à la vérité
sur moi-même. Dans le même temps, j'avais fait la connaissance d'une
jeune femme au chevet de sa mère atteinte d'une maladie incurable qui
devait l'emporter quelques mois plus tard. C'est au cours d'un séjour
en montagne chez des amis communs que nous avons découvert la réciprocité
de notre amour. Il est impossible de décrire notre désarroi, car
nous étions en face d'un amour interdit.
C'est
alors que l'idée m'est venue peu à peu de faire valoir l'absence
de liberté dans mon engagement au célibat, de façon détournée,
car ce motif n'aurait certainement pas été accepté. Pour
l'institution, tout engagement est considéré entièrement libre, même
sous la contrainte de la loi.
Finalement,
c'est l'amour qui a été l'élément déterminant de l'introduction
de votre cause à Rome pour obtenir la dispense du célibat ?
Exactement.
J'ajoute que c'est l'amour qui m'a donné le courage nécessaire pour
affronter l'appareil ecclésiastique. Sans l'amour, je serais peut-être
resté par intérêt et sécurité
"un fonctionnaire de Dieu" selon l'excellent titre de
l'ouvrage du théologien allemand, Eugen Drewermann.
Je
suppose que vous avez rencontré des difficultés pour l'obtention de
cette fameuse dispense ?
Certes.
Toutefois je fais partie des chanceux puisque la procédure n'a duré
que deux ans, et chose inexplicable, j'avais la certitude que
j'obtiendrais gain de cause. Pour certains, je l'ai appris plus tard,
la procédure a duré 5 ans, voire 10 et plus. Cette chance n'est pas due
tout à fait au hasard, mais j'y reviendrai plus loin.
La
première difficulté est venue de mon évêque, car c'est par lui que
je devais passer pour l'introduction de ma cause à Rome où sont
prises toutes les décisions. Malgré le temps écoulé, je me
rappelle le premier entretien tendu qui s'est déroulé dans son
bureau. Je n'y suis pas allé par quatre chemins. Je lui ai déclaré
tout de go "Monseigneur, je viens vous annoncer que j'ai pris la
grave décision de me marier. Croyez qu'il s'agit d'une décision
longuement mûrie. Elle est irrévocable. Je vous prie donc de bien
vouloir introduire ma cause à Rome afin de m'obtenir la dispense du célibat."
Imaginez
la scène. Il demeura un long moment silencieux, assis devant son
bureau, immobile, pétrifié. Il parvint à me dire d'une voix
tremblante d'émotion " ce que vous me demandez là est
impossible. Jamais l'Eglise n'a autorisé un prêtre à se
marier". J'ai appris plus tard qu'il avait menti.
"Il
y a un commencement à tout"
Il
était décontenancé par mon assurance . "C'est impossible, répétait-il,
impossible. Tout au plus pourrez-vous obtenir la réduction à l'état
laïc, ce qui signifie prêtre sans pouvoir comme un simple laïc,
mais vous ne serez pas plus avancé. Celle-ci, comme vous le savez,
n'implique pas l'autorisation du mariage."
Comme
je m'y attendais, il chercha à me dissuader de mettre mon projet à
exécution, en se livrant à de hautes considérations spirituelles et
mystiques sur la grandeur du sacerdoce et la valeur du célibat. Je l'écoutai
poliment et quand il eut fini, je me mis à réfuter un à un ses
arguments, tous destinés à justifier l'obligation du célibat.
"Il
me semble, ajoutai-je, que vous avez omis de mentionner le motif qui a
présidé à l'élaboration de la loi et à sa fixation définitive au
XIIème siècle."
Son
visage se fit interrogatif. Sa surprise était-elle
sincère ou était-elle feinte ?
"Vous
n'ignorez certainement pas que le concile du Latran, en 1139, a
interdit le mariage aux clercs dans le seul but de les préserver de
la souillure morale engendrée par l'exercice de la sexualité, source
de jouissance impure "afin, est-il écrit, que la pureté se répande
dans le clergé " Canon 7. La pureté, répétai-je, la pureté.
Il faut en déduire que le mariage est impur. Il y a donc dans l'Eglise
deux catégories de gens ; les parfaits, les membres du clergé, qui
doivent s'abstenir des avilissants
plaisirs de la chair, et les autres, les imparfaits, les laïcs, qui
ne peuvent s'en passer."
Je
le voyais pensif. Je poursuivis :
"Il
est évident pour moi que l'Eglise-institutionnelle a outrepassé son
pouvoir en obligeant ceux qui pensent répondre à l'appel de Dieu par
l'acceptation de la prêtrise, en les contraignant, dis-je, à choisir
entre sacerdoce et mariage au lieu de leur donner le choix entre
mariage et célibat. Mais il y a plus grave encore. Ne vous êtes-vous
jamais posé la question de savoir si la loi du célibat, la loi, je
précise, et non le célibat, n'est pas radicalement contraire à la
loi naturelle, telle que l'Eglise l'a toujours conçue ? Ne
serait-elle pas alors immorale ? "
En
entendant ce dernier mot, il se redressa "Vous allez trop loin.
Vous remettez en question l'autorité de l'Eglise."
"Non,
répliquai-je, pas celle de l'Eglise mais celle de l'institution ecclésiastique."
"Mais
l'Eglise et l'institution , c'est la même chose" reprit-il.
"Pour
vous, oui, pour moi, non. Tout au long des siècles celle-ci a utilisé
son autorité spirituelle pour accréditer auprès du peuple chrétien,
confiant et crédule, l'idée qu'elle tient de Dieu tout pouvoir, même
celui de déroger à la loi divine sans provoquer de grandes
protestations en raison de la crainte qu'elle inspirait en brandissant
l'arme redoutée de
l'excommunication, par exemple."
"Vos
propos acerbes à l'égard de l'Eglise révèlent un état d'esprit
critique qui m'inquiète. Dans ces conditions, je pense que votre
place n'est plus dans le clergé. Je vais donc faire en sorte que la
dispense du célibat vous soit accordée accompagnée de la réduction
à l'état laïc. Mais je suis très embarrassé ne sachant quel motif
invoquer"
Faites
valoir, lui dis-je, une certaine immaturité au moment de mon
engagement. Si cette raison est insuffisante ou irrecevable, je vous
autorise à me faire passer pour un individu atteint d'un certain déséquilibre
mental"
Ces
dernières paroles eurent le don de le dérider "Ah non,
s'exclama-t-il, là vous m'en demandez trop." Et soudain "
Et si Rome refuse ?"
"Alors
nous nous marierons civilement. Mais au regard de Dieu, excusez cet
anthropomorphisme, nous sommes déjà mariés. Comme vous le savez,
c'est le consentement mutuel qui crée le lien du mariage et non le prêtre
dont la présence n'est devenue obligatoire pour la validité du
sacrement qu'au cours du concile de Trente au XVIème siècle.
D'ailleurs ce n'est que
par trois voix de majorité que le décret a été adopté pour
pallier quelques abus ; tous les évêques opposants ont protesté en
objectant que cette nouvelle pratique était contraire au droit
naturel. Là encore l'institution a outrepassé son pouvoir."
Il
m'apparut que mon évêque ignorait ce point d'histoire qui constitue
une preuve supplémentaire de l'empiètement du juridisme romain sur
le droit naturel.
Il
se leva pour me signifier que l'entretien était terminé. Tout en me
levant à mon tour je l'informai que mon épouse m'avait accompagné
et se tenait dans le petit salon d'attente. Il me tendit une main
bienveillante. Il vit ma femme assise . Il ne lui adressa pas la
parole.
Votre
évêque a-t-il tenu parole ? A-t-il introduit votre cause à
Rome ?
"Oui,
il a tenu parole." Mais il était au courant des procédés
employés par le Saint Office : faire durer la procédure le plus longtemps
possible pour décourager les requérants, les faire examiner
par des psychiatres et des psychanalystes.
Pourquoi
des psychiatres et des psychanalystes ?
"C'est
facile à comprendre. Pour justifier la dispense du célibat, il
importait aux autorités ecclésiastiques que les sujets désirant se
marier passent pour des malades mentaux ou des obsédés sexuels
envers lesquels il est bon de faire preuve d'une charitable
condescendance."
Ce
que vous me dites est stupéfiant. On vous a contraint à des examens
psychiatriques?
Bien
sûr. Fort heureusement, j'ai eu affaire à des hommes qui
connaissaient les méthodes de l'institution et le but qu'elle
poursuivait. Je me rappelle surtout le premier, un psychiatre, avec
lequel j'ai eu deux courts entretiens. Il lui a fallu peu de temps
pour comprendre ma situation. J'ai le souvenir précis de ses paroles
depuis plus de quarante ans. "Vous êtes, comme beaucoup
d'autres, victime du système de l'Eglise qui impose le célibat. J'ai
ici, à moi seul, quelque 500 dossiers de prêtres, de religieux et de
religieuses qui ne parviennent pas à résoudre leurs conflits. Ils
vivent dans l'angoisse. Je souhaiterais qu'ils aient une prise de
conscience aussi vive que vous de leur état. Vous avez fait vous-même
en quelque sorte votre propre psychanalyse, car vous vous êtes livré
à un travail de réflexion sur vous-même surprenant et rare dans le
clergé."
Les
deux autres, un psychanalyste et un médecin spécialisé dans les
maladies psycho-somatiques me tinrent à peu près le même langage .
Mais les trois me parlèrent de leur embarras pour rédiger un rapport
favorable sans réveiller chez les examinateurs ecclésiastiques leurs
propres frustrations afin qu'ils ne soient pas tentés de rejeter ma
demande par dépit de ne pouvoir obtenir la même dispense."
On
se croirait revenu au temps de l'Inquisition.
"Depuis
que j'ai parlé en 1964, ces méthodes inquisitoriales ont disparu.
Mais l'Inquisition subsiste. Elle est plus tortueuse, plus cachée et
finalement plus redoutable. Les théologiens en savent quelque chose ;
ils la craignent. Dans l'Eglise romaine, c'est la peur qui règne du
haut en bas de l'échelle. C'est sur la peur que l'institution cléricale
assoit son autorité.
Avez-vous
attendu longtemps la réponse de Rome ?
"Le
temps est une notion subjective. L'attente fut pénible malgré la
conviction inexplicable que j'obtiendrais gain de cause. Survint un événement
important, l'élection de Paul VI après le décès de Jean XXIII.
J'appris qu'il avait gardé auprès de lui le secrétaire particulier
de son prédécesseur. Ma femme me suggéra d'écrire à Paul VI en
faisant passer ma lettre par son secrétaire. Celui-ci, probablement
touché par ma requête, plaça mon dossier au-dessus de ceux qui étaient
en attente. Parallèlement, j'informai mon évêque que la date du
mariage civil était fixée au 16 Mai. Dès lors tout alla très vite.
Il est probable que mon évêque, ne voulant pas d'un mariage
seulement civil, intervint auprès de Paul VI afin qu'une décision
soit prise rapidement.
Un
mois après, je fus invité à venir à l'évêché où eut lieu
l'entretien rapporté précédemment. Ma femme fut aussi invitée à
s'y rendre. On lui demanda seulement d'observer la discrétion sur son
mariage avec un prêtre. Elle eut la candeur de demander que le
mariage soit célébré dans la chapelle de l'évêché. "Vous ne
croyez tout de même pas qu'on va vous faire des cérémonies"
lui répondit sèchement l'official.
Comment
s'est déroulé le mariage ? Où a-il été célébré ?
Après
le mariage civil célébré le matin à la mairie de Gagny, nous partîmes
pour Versailles. L'official nous attendait dans un petit bureau. Une
odeur de tabac flottait dans l'air et nous dûmes échanger nos
promesses devant un cendrier rempli de mégots. Ce cadre froid, sans
âme, était à la mesure de l'estime qu'on nous portait. La pompeuse
cérémonie n'a duré que cinq minutes. Au moment de partir,
l'official m'informa que l'évêque me dispensait du secret en faveur
de ma mère. Je lui répondis : "Vous pourrez lui dire que c'est
trop tard. Je n'ai pas attendu son autorisation pour mettre ma mère
au courant des infâmes procédés de votre institution dont j'ai la
satisfaction de ne plus faire partie."
Le
soir, sur la route du retour, l'un près de l'autre dans l'auto que je
conduisais, nos pensées se rejoignaient dans une communion
silencieuse. La douceur d'une nuit printanière s'harmonisait avec la
joie paisible qui nous envahissait. Nous étions arrivés au terme
d'un long chemin jalonné de luttes et d'espoir. Quatorze années s'étaient
écoulées entre le jour de notre première rencontre et celui de
notre union officielle. Je regardais Viviane avec une admiration
attendrie. Je la sentais forte, courageuse, prête à affronter de
nouveaux combats. Elle connaissait et approuvait ma détermination de
rendre public ce que l'institution voulait tenir secret. Ainsi, la révélation
de notre mariage permettrait à d'autres de se libérer des chaînes
qui les tenaient captifs.
Quelle
a été la réaction de l'épiscopat après la révélation de votre
mariage dans Le Monde ?
L'épiscopat
a été surpris, sans aucun doute. Le communiqué de l'évêché de
Versailles parut dans le Figaro, dès le lendemain 6 Septembre, reflétait
une certaine irritation. "L'évêché de Versailles, pouvait-on
lire, mis en cause par un article d'un journal parisien du soir,
regrette qu'une publicité ait été donnée à une affaire purement
personnelle dont on affirme qu'elle était couverte par un engagement
de silence rigoureux."
En
quoi l'évêché était-il mis en cause ?
Le
8 Septembre Le Monde répliqua à ce communiqué ridicule : "Ce
communiqué vise l'information publiée dans Le Monde du 5 Septembre.
Celle-ci marquait une évolution trop intéressante de l'esprit et de
la vie de l'Eglise romaine pour être passée sous silence. Elle était
du domaine public du moment où le principal intéressé en décidait
ainsi..."
Plus
intéressant est le communiqué émanant dès le 6 Septembre de
l'organe officiel du Vatican, l'Observatore Romano : "A propos de
l'ecclésiastique français réduit à l'état laïc qui a reçu du
Saint Office l'autorisation de se marier, on rappelle, dans les
milieux ecclésiastiques, qu'une telle procédure n'a rien
d'exceptionnel, étant donné que le célibat n'est pas une
prescription d'institution divine. On ajoute, dans ces mêmes milieux,
que cette procédure a été adoptée moins rarement que dans le passé."
Très
intéressant, en effet, ce communiqué. Il reconnaît qu'avant vous,
dans le passé, des prêtres avaient été autorisés à se marier.
Vous n'étiez donc pas le premier mais vous étiez le premier à
parler. Vous avez ainsi mis l'autorité dans l'obligation de se démasquer. Pourquoi l'évêché de Versailles a-t-il
insisté sur le secret à garder ? Pourquoi le Vatican n'avait-il
jamais révélé ces mariages autorisés secrètement ?
La
raison est facile à comprendre. Rome savait que la connaissance de
telles autorisations entraînerait une hémorragie dans les rangs du
clergé.
La
révélation de votre mariage a-t-elle eu un grand retentissement ?
L'hémorragie redoutée s'est-elle produite ?
Certes,
la nouvelle s'est répandue dans le monde catholique, et même au delà,
comme une traînée de poudre. Dans les mois et les années qui ont
suivi, Rome a été assaillie de demandes de prêtres désireux de
recouvrer leur liberté. J'ai entendu parler de plusieurs dizaines de
milliers, mais on ne connaîtra jamais le chiffre exact. L'institution
ressemble à une secte secrète, elle ne pratique pas la transparence.
Il faut y ajouter tous ceux, peut-être plus nombreux, qui n'ont pas
demandé l'autorisation.
A
partir de là, nous avons commencé à recevoir des lettres de tous
les pays, surtout des pays francophones pour nous remercier d'avoir
parlé. Pendant cinq ans, nous avons été assaillis par les
journalistes en raison de la parution du livre "Les prêtres mariés"
en 1969, où, entre autres, je me suis livré à une critique acerbe
de l'encyclique de Paul VI sur le célibat sacerdotal , un tissu de
contre-vérités et d'inepties."
Mise
à part votre réaction, cette encyclique a-t-elle suscité des
commentaires défavorables de la part de théologiens.
Assurément.
C'est en Hollande qu'elle a été le plus mal accueillie, traitée de
"mauvais document", de "document inhumain" , de
"gaffe pastorale". Parmi les théologiens qui se sont exprimés
à propos de cette encyclique, je citerai seulement l'un d'eux, Hans
Kung, enseignant à la célèbre Université de Tubingen en Allemagne.
Il écrivit alors :
"Il
n'y aura pas de calme dans l'Eglise catholique tant que le célibat ne
sera pas remis, comme à l'origine, à la décision libre et
individuelle, et tant que la loi canonique du célibat, introduite
dans des circonstances fort problématiques, ne sera pas annulée. A
notre époque post-conciliaire, dans l'Eglise catholique, aussi bien
chez les clercs que chez les laïcs, l'idée s'impose de plus en plus
que cet empiètement singulièrement radical sur les droits de
l'homme ne va pas seulement à l'encontre de l'ordre libéral qui
est à l'origine de l'Eglise, mais aussi de la conception que nous
avons aujourd'hui de la liberté de l'individu."
Avez-vous
aussi reçu des lettres de femmes ?
Vous
faites bien de me poser cette question car vous me donnez l'occasion
de parler des femmes de prêtres , ces méprisées de l'institution. Méprisées
pour avoir répondu à l'amour d'un homme, en partageant sa souffrance
et son exclusion de la communauté chrétienne avec un courage et une
résignation souvent dignes d'admiration, elles demeurent les
"exilées" d'une institution profondément misogyne à un
double titre , comme femme et comme épouse d'un homme-prêtre. Voici
la lettre la plus bouleversante que ma femme a reçue de l'une
d'elles. Cette lettre avait traversé l'Océan avec cette simple
adresse : M.W. Evêché de Versailles, France. Elle était arrivée à
notre domicile à Gagny, directement.
Une
lettre bouleversante
Chère
madame,
J'avais
vingt six ans quand j'ai connu un prêtre. Nous avons mis trente ans
pour obtenir la dispense du Vatican. Nos coeurs étaient brisés, nos
forces épuisées. Le dernier espoir fut d'aller dans un pays d'Amérique
latine où l'on disait qu'il était plus facile de faire des demandes.
Nous écrivîmes au pape Jean XXIII. La lutte fut trop âpre.
Quand
tout fut prêt, quand le prêtre que j'aimais attendais des nouvelles
pour partir à Rome (il vivait à l'intérieur du pays, moi à C...)
Une lettre m'a jointe. Je l'ai ouverte avec anxiété mais une
calligraphie tremblante me disait " sois encore héroïque,
n'accours pas à mon lit de mort parce que ta présence serait un
scandale."
C'était
son dernier adieu. La lettre avait été ouverte par les soeurs qui
l'assistèrent. Elle avait été écrite peu d'instants avant sa mort
et le l'ai reçue dix jours après.
Aucun
réconfort, pas même celui de pleurer sur sa tombe, puisque ma présence
pourrait être un scandale. Seule, vieille et fatiguée, je puis
seulement prier au pied de cet autel où il priait pour la solution de
notre cas.
J"ai
écrit parce que c'est un réconfort de savoir qu'au moins un cas a été
résolu. Je recommande à vos prières l'âme d'un prêtre mort dans
le calvaire d'un amour sans solution. Je vous remercie si vous voulez
bien me répondre. Merci, Madame. Dieu vous bénisse.
Cette
lettre reflète la somme de souffrances endurées par des générations
d'hommes et de femmes. Elle manifeste aussi l'emprise d'une
institution religieuse sur les consciences.
Mais
aujourd'hui, depuis la révélation de votre mariage, la situation
n'a-t-elle pas beaucoup évolué ? Les prêtres attendent-ils
l'autorisation de Rome pour se marier ?
Non,
depuis, de nombreux prêtres ont fait connaître publiquement leur
mariage religieux ou seulement civil. Ils ne craignent plus la réprobation
des fidèles de plus en plus nombreux à critiquer l'intransigeance et
l'entêtement de Jean-Paul II. Ce comportement des gens coïncide
d'ailleurs avec une mutation profonde de la société, surtout après
les événements de Mai 68. Cette mutation s'est traduite, notamment,
par une prise de conscience plus vive du respect des droits de l'homme
et par la revendication plus affirmée que par le passé du respect de
la liberté individuelle.
Au
regard du monde moderne, dans le contexte socioculturel actuel, le célibat
obligatoire a perdu toute signification, car dans l'opinion publique,
il est devenu notoire que nombre de prêtres ne l'observent pas. Le théologien
, Pierre de Locht, parle lui-même de l'hypocrisie du clergé dans sa
lettre du 31 Mai 1992 adressée aux signataires d'une lettre ouverte
au pape Jean-Paul II. L'existence de celle-ci, communiquée à tous
les média, a été passée sous un parfait silence.
Je
conclus cet entretien, chère Béatrice, en citant le théologien Karl
Rahner qui résume bien ma pensée. Il écrivait en 1978 " Si
cette sombre tragédie de l'histoire spirituelle de l'Eglise est si
pesante, c'est parce que toujours ou du moins souvent, elle concerne
des questions qui touchent à la vie des hommes, parce que ses maximes
erronées qui n'eurent jamais de valeurs objectives... imposérent néanmoins
aux hommes des contraintes que rien dans la liberté des Evangiles ne
justifie." (Schriften zur théologie vol 13 p 9 )