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Nouveaux médias : le mot, le corps et l’image numérique

 

Le corps de Laura a disparu. Et il n'y a plus la moindre trace de cette disparition : sa mort elle-même a été confisquée. C'est la fin de Level 5 de Chris Marker. Mais l’absence de Laura, l’héroïne du film, intervient après qu’elle a pénétré un réseau planétaire, parallèle à celui d’Internet, où la communication, secrète et exhibée, circule en boucle. Cachée derrière les masques des images numériques, Laura pensait le réel plus incandescent dès lors qu'il était vécu avec des images : toujours filmée face à son écran d'ordinateur, d'où elle s'adresse à la caméra, dans un monologue, qui, lui-même, fera à son tour écran entre elle et le monde. Avant — dit en substance une voix dans le film —, du temps du minitel, se dissimuler sous des pseudonymes participait encore de l’univers, peut-être incarné, des mots. Aujourd’hui, que reste-t-il d’une relation à l’altérité, et à la différence tandis que la visualité multimédia les lisse ? Un monde s'est achevé et Laura, ce prénom qui, explicitement, renvoie au film d’Otto Preminger, peut aussi s’écrire « L’Aura », et évoquer alors une notion importante de l’esthétique de Walter Benjamin. Laura figure la mort d’une certaine relation aux signes, aux images et aux mots, à l’heure des nouveaux réseaux et de l’image flux que le Japon, dans le film, symbolise aussi. « L'énigme tient en ceci que mon corps est à la fois voyant et visible, écrivait Maurice Merleau-Ponty dans L'Œil et l'esprit. Lui qui regarde toutes choses, il peut aussi se regarder, et reconnaître dans ce qu'il voit alors “l'autre côté” de sa puissance voyante. » Tout lien au monde sera révolu, effacé comme Laura, répond Level 5. Pourtant, c’est sur la présence du corps (l'application d'une main sur un écran), que le film commence. La surface de la peau devient un mot de passe et donne accès au réseau. Puis, l'enrayement de ce processus tactile, charnel, fait perdre tout contact : s’ouvre la nuit des images du film. Que reste-t-il du corps de Laura à l'instant numérique ? Entre la surface de la peau et les signes plastiques et sonores une relation vibrait. Maintenant, seule une mémoire d’ordinateur, saturée de souvenirs vides, la fait encore résonner… Laura créait un jeu vidéo sur la mémoire des suicides collectifs d'Okinawa en 1945, lorsqu’elle disparaît.

Parallèlement, l’esthétique certes radicalement différente de The Pillow Book de Peter Greenaway appréhende, également, le corps comme un lieu de mémoire. Dans un monde où domine la surface (l'action se situe dans l'univers de la mode), la dernière paroi, avec laquelle il reste à commercer, est celle de la peau. Nagiko, l'héroïne du film, fille d'un écrivain calligraphe jouant sur les limites du sens et du signe, compose un livre sur le corps de son amant. Après qu'il s’est suicidé, un éditeur, désireux de conserver cette œuvre, l’écorchera mort afin de publier cette peau calligraphiée. Le corps déchiré (thématique importante de l’œuvre de Greenaway) ne symbolise plus, dès lors, qu'une surface d’incrustations plastiques d’où se développe une variation contemporaine sur le livre ouvert… Dans The Pillow Book, le langage cinématographique (format de l’écran, mise en abyme…) reflète la singulière polysémie d’une écriture dont le signifiant est devenu un tombeau. S’ils proposent une réflexion sur les nouvelles images (leurs concepts structurent le film de Chris Marker, celui de Peter Greenaway adopte et recycle leur formalisme), ces deux œuvres approchent le corps et le mot comme des secrets, faits d’absence et de présence, qui se répondent, comme des signes, plastiques, sonores, iconiques, textuels, de la perte ou du scintillement. Or, dans l'art contemporain, les incidences esthétiques des nouveaux médias approchent constamment la question du livre, du texte, du mot. Ainsi, l'hypermédia du CD-ROM, lorsqu'il est appréhendé et conçu par des artistes (de Lewis Baltz à Fabrice Hybert), reconsidère le spectre d'interventions traditionnellement possibles dans le champ du “livre d'artiste”. De plus, dans les hypermédias, le texte prolifère le plus souvent sous la forme littérale du commentaire, de la légende ou de citation littéraire. Enfin, chez des artistes comme David Small dont The Illuminated Manuscript, 2002, était présenté à Documenta XI, le texte est projeté, exposé, encadré sur une surface lumineuse qui lui donne aura et immatérialité. Bref, le mot, interrogation camouflée de Level 5 et fascination luxuriante de The Pillow book, le mot, dont les métamorphoses traversent la création numérique, le mot connaît un corollaire : le corps, qui le souffle, le porte, le déplace, l’anime, l’exprime, le mot et le corps, donc, apparaissent comme le secret hypnotique ou feutré qui transforme, indéfiniment, le flux des images numériques.

 

Alexandre Castant

 

Docteur en esthétique, membre du Centre de Recherche sur l’Image de Paris I, Alexandre Castant enseigne à l’École Régionale des Beaux-Arts de Caen.

Essayiste, critique d’art, il a publié Esthétique de l’image, fictions d’André Pieyre de Mandiargues, Publications de la Sorbonne, coll. « Esthétique », Paris, 2001, et notamment contribué aux ouvrages Voix et création au vingtième siècle (Champion, Paris, 1997), Musique & Arts plastiques (Musée d’Art Contemporain, Lyon, 1998), Érotique, esthétique (L’Harmattan, Paris, 2001) et Créateurs, créations (Autrement, Paris, 2002).