’’Alexandrie de nos péchés’’

A mon Alexandrie,

    A mon Alexandrie, tendre mystère d’or, d’ombre et d’odeurs marines! ...  Familière, bigarrée, élégante, cosmopolite, telle qu’en moi-même ma mémoire te fige !

    Alexandrie!... où tout se fait chair ... Où je suis né, où j’ai grandi, oeuvré, aimé.  A ton bon petit peuple avec lequel les générations de mes semblables ont poussé, essaimé, se sont abreuvées du lait de la tolérance.

    Aux échancrures riantes de tes côtes dont la toile de fond désertique peuplait mes nuits de calmes rêves!... De tes côtes baignées par une mer dont la couleur ensoleille mon souvenir depuis que j’ai largué les amarres ...

    A ton port millénaire où vinrent se mouiller tant d’escadres, et dont les quais fourmillent toujours de mâtures balancées.

    Aux stations antiques qui jalonnent tes marches: Dékhéla, Wadi Natroun, Tapoziris, Abou Minas, Ikingui Mariout, lac parsemé d’ajoncs au frémissement d’eaux vertes; ruines de pierre vibrantes de chaleur et d’histoire, bouquets de tamaris assommés de soleil. Palmiers, sables de rêve, rêves de sable... A tes femmes, dorées et chaudes comme tes plages, voilées et audacieuses; à toutes tes femmes et tes filles qui m’ont toujours inspiré le désir désespéré des choses de la terre ...

    A ta terre accueillante, où ne dormiront pas mes cendres  à cause de l’adverse fortune -  mais où dorment à jamais celles des miens parmi les nécropoles, sous le marbre de leurs sarcophages,

    A mon Alexandrie à qui je dois ces mémoires ...

Charles  Hanania

a Musa

a Le Café

PREFACE

    Ce n’est pas Alexandrie, fleuron de l’Egypte éternelle que j’entreprends d évoquer c’est à dire la cité fameuse, nonchalamment assise au confluent des mondes de l’art, de la pensée et de la religion, qui a vu passer les pharaons, Alexandre César et Mohamed Ali, hébergé Euclide, Apelle et Chrysostome Bouche d’Or ;  suivi de ses yeux couleur de l’émeraude de sa mer les foules évangélisées de Marc l’apôtre ; dont le sol fût foulé par les cohortes romaines.  Qui a connu l’hégémonie des Mameluks, qui a vu crouler le rêve de Bonaparte, et se concrétiser Suez, celui du Khédive Ismaïl... Et, destin exemplaire, gardé de ce fait, cette ineffaçable empreinte cosmopolite ; du moins jusqu’au seuil.

    Des années de cendre ...

    Non, ce n’est pas cette Alexandrie-là, mais une autre, ayant appartenu en propre à une race au cachet privilégié : celle des alexandrins que nous fûmes. Une Alexandrie dont on ne peut guérir – même au bout du monde ! Celle d’une période déterminée, d’une ethnie particulière ayant traversé un long moment du siècle. Partagés entre l’indigène et les communauté européennes environnantes : grecs, arméniens, arabes, européen, juifs, nous fûmes, nous les levantins, le ferment qui fit lever la pâte, introduisit une tournure d’esprit et un mode de vie qui se sont accordés, avec plus ou moins de bonheur à la mentalité locale... Chemin faisant, nous avons élaboré un style de vie inspiré du milieu ambiant collant à l’époque, au climat, à l’habitant, engendrant un citoyen original – qui ne survivra pas au siècle, la conjoncture régionale en ayant décidé autrement.   

    Dans sa spécificité, ce succédané, ce type, affublé de l’étiquette « égyptianisé », représente le produit d’une osmose entre les mœurs, la façon de penser, la manière de vivre et les apports superposés de l’environnement et des origines diverses. Ce type naquit avant 1900, il n’existera plus en l’an 2000. Ce sont les malédictions de l’histoire. Aussi, ai-je voulu porter témoignage, à travers ces nouvelles sans ambition, ni rigueur chronologique – au profit des générations ultérieures à cette époque.

    Je cède à d’autre le soin de jouer aux historiographes. Je me limite à une rétrospective sans prétention ;  à arracher par l’écriture – à leur anonymat – nombre de petits faits vrais, de personnage éphémères, saisis dans la banalité des jours...  En séquences disparates, ces récits ont été écrits au gré du souvenir et reflètent les images d’une société qui se décomposait déjà... J’ai tenté d’en reconstituer le « temps » pour que la diaspora des générations rescapées et futures retrouvassent au hasard d’une lecture, au tournant d’une page, l’insouciance dont la vie alors, puisait sur les berges du Nil ou du Mahmoudieh, parmi les ibis et les parfums subtil – une douceur de vivre, perdu à jamais ! ...

    Ces tranches de vie et les figures qui les animent sont authentiques, identifiables et leur ressemblance volontaire – sauf quand la part de l’imagination intervient combler les lacunes ou transposer certains faits.

    Sur un aire de tango, une danse du ventre, sur celui des « Feuilles Mortes » ou de « Moustapha » ces gens défilent, s’arrêtent et passent avec leurs rires, leurs humeurs, leurs hypocrisie, leurs amours, leurs ambition, leurs turpitudes, tout le bagage de la bonté et de la misère humaine... Moi-même, je n’ai pas su m’affranchir de leurs blessures ni percer l’anarchie de leurs comportements.

    J’ai goûté, en revanche, les bonheurs qu’ils m’ont offert ! ... Ce monde révolu paraîtra quelques fois absurde, jouisseur jusqu’à l’aveuglement, mercantile aux limites de la bassesse, vulnérable avec d’étonnants sursauts de lucidité – combien tardifs ! – et de générosité bouleversante – un monde qu’il me semble avoir quitté la veille, qui s’éloigne, qui disparaît et qui revient encore plus précis dans ma mémoire !

    Capter au passage, une silhouette, une voix, un instantané, tel fut mon objectif, ce que je ne sais quoi de la beauté des femmes de cette Alexandrie secrète, si enfermée dans ses murs – contrairement au Caire répandu dans le fourmillement de ses immenses avenues.

    Cette Alexandrie dont le frémissement retenu, à fait trembler ma vie. 

Ses personnages, il était acquis qu’ils constituaient une société dûment hiérarchisée, avec ses cloisonnements, ses préjugés et ses discriminations, son féodalisme et sa roture.  Dynasties dérisoires qui s’épuisaient sous le châle poussiéreux des existences modestes, ou dans le falbalas des mondanités, le temps, ne leur aura même pas concédé un siècle de grâce !

    Je n’ai voulu ni disséquer, ni autopsier mais simplement relater les étapes de ces ombres et quelques unes de leurs randonnées.  J’aurais bien voulu inventer à leur intention des accents qui les eussent privilégiés, mais de la plastique maladroite à la dérive onirique, j’ai, peut-être, trébuché sur l’écriture... Qu’importe ! Puisqu’ils m’ont rendu heureux en venant à ma rencontre !  Puisque sous ma plume, ils ont connu une « revie », ranimant la troupe fourbue et décimée des compagnons de ce que fut ce beau voyage où les « non-dits » laissent à l’imaginaire la part la plus belle !

    Solidaire dans notre infortune, j’ai essayé d’arracher ces quelques décennies au sort que les ambitions régionales leur ont réservé, en dépit de la pierre utile que cette ethnie, aujourd’hui dispersée, a modestement apportée à l’édification d’une société qu’un esprit sectaire s’est engagé à détruire...

    Aussi ne faut-il pas que les sables du temps effacent leurs pas ! Qu’ils les empêchent de sonner, au moins le temps de quelques générations encore à travers ces humbles pages, notes de musiques familières faisant une dernière fois la nique à l’oubli.

 Charles  Hanania

  a Musa

a Le Café