SAINT BASILE LE GRAND


LES PETITES RÈGLES  

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Qu. 39 : Si quelqu'un murmure en obéissant ?

R. : L'Apôtre ayant dit : "Faites tout sans murmure ni discussion" (Phil.2,14), on tient à l'écart de la communauté celui qui murmure et on retire de l'usage commun le produit de son travail. Il est clair qu'un tel frère souffre de manque de foi et d'incertitude dans l'espérance.

Qu. 40 : Si un frère en attriste un autre, comment faut-il qu'il se corrige ?

R. : S'il l'a contristé dans le sens dont parle l'Apôtre : "Vous avez été attristés selon Dieu, ainsi la peine que je vous ai causée ne vous a nullement été désavantageuse" (2 Cor 7,9), ce n'est pas à celui qui a causé cette peine à s'amender, mais à celui qui l'éprouve à montrer qu'elles sont précisément les propriétés de la tristesse selon Dieu.

Mais s'il l'a contristé pour des choses indifférentes, qu'il se souvienne des paroles de l'Apôtre : "Si tu attristes ton frère pour une question de nourriture, tu ne te conduis pas selon la charité" (Rom 14,15). Reconnaissant ainsi sa faute, qu'il obéisse à l'avertissement du Seigneur : "Si tu portes ton offrande à l'autel et, là, tu te souviens que ton frère a quelque chose contre toi, laisse ton offrande devant l'autel et va, d'abord, te réconcilier avec ton frère, puis viens et présente ton offrande" (Mt 5,23,24).

Qu. 41 : Si le coupable ne consent pas à s'excuser pour la peine qu'il a causée ?

R. : Il convient de lui appliquer le traitement prescrit par le Seigneur à l'égard du pécheur impénitent : "S'il n'écoute pas l'assemblée, qu'il soit pour vous comme un païen et un publicain" (Mt 18,17).

Qu. 42 : Si l'offensé n'accepte pas les excuses et ne veut pas se réconcilier ?

R. : Il est évident que le Seigneur l'a jugé dans sa parabole du serviteur qui ne voulut pas patienter malgré les prières de son compagnon. Les autres serviteurs rapportèrent le fait au maître et celui-ci, irrité, lui retira sa bienveillance et le livra à la torture jusqu'à ce qu'il eut payé sa dette (Mt 18,31,34).  

Qu. 43 : Comment faut-il obéir au frère qui réveille pour la prière ?

R. : Le sommeil réduit l'âme à n'avoir plus conscience d'elle-même; celui qui le comprend et se rend compte de l'avantage assuré à la veille, et de l'honneur extrême d'approcher Dieu pour la prière, celui-là obéira au frère chargé de le réveiller pour prier ou pour remplir toute autre prescription, comme à un bienfaiteur dont il recevrait beaucoup et même au-delà de tout désir.

Qu. 44 : Que mérite le frère qui s'attriste et s'irrite même d'avoir été réveillé ?

R. : Il mérite d'être séparer des autres, sans nourriture, jusqu'à ce qu'il puisse peut-être se repentir à la pensée des si grands et si nombreux avantages dont il se prive inconsciemment et, ainsi se convertisse, heureux d'une telle faveur, avec celui qui a dit : "Je me suis souvenu du Seigneur et me suis réjoui" (Ps 76,4).

S'il persiste au contraire dans son inconscience, qu'il soit retranché comme un membre gâté et corrompu, car il est écrit : " Il vaut mieux qu'un de tes membres périsse, afin que tout le corps ne soit jeté dans la géhenne" (Mt 5,30).

Qu. 45 : Est-on excusable lorsque, pour négliger de s'instruire des volontés divines, on fait état de ces paroles du Seigneur : "Le serviteur qui aura connu la volonté de son maître et ne l'accomplira,, ni ne se mettra en mesure de l'accomplir, sera roué de coups, mais celui qui, sans l'avoir connue se conduira de façon à être frappé ne le sera cependant que légèrement" (Lc 12,47-48) ?

R. : Il est clair que c'est là de l'ignorance feinte et qu'on ne peut échapper ainsi à la condamnation réservée au péché : "Si je n'étais pas venu, dit le Seigneur, et si je n'avais pas parlé, ils ne seraient pas coupables, mais ils n'ont désormais plus d'excuse à leur péché" (Jn 15,22), car les saintes Écritures ont proclamé partout la volonté de Dieu. On sera par la suite, dans ce cas, non pas jugé légèrement avec les ignorants, mais condamné plus durement avec ceux dont il est écrit : "...semblables à l'aspic qui se rend sourd et se bouche les oreilles, qui n'écoute pas la voix de l'enchanteur et reste insensible aux charmes savants du magicien" (Ps 57,5-6).

Toutefois, celui qui est chargé d'annoncer la parole de Dieu sera puni comme homicide s'il néglige de le faire. (Ez 33,8)

Qu. 46 : Celui qui supporte qu'autrui commette le péché, est-il responsable du péché ?

R. : L'arrêt est ici contenu dans les paroles du Seigneur à Pilate : "Celui qui m'a livré à toi est plus coupable que toi" (Jn 19,11). Il est clair par-là que Pilate, en supportant ceux qui avaient livré le Seigneur, est coupable aussi, bien que dans une moindre mesure.

C'est ce que démontre Adam, écoutant Eve, et Eve écoutant le démon : ni l'un ni l'autre ne furent reconnus innocents et absous. La colère de Dieu à leur égard le prouve précisément, car Adam ayant dit pour se défendre : "La femme que vous m'avez donnée m'a apporté et j'ai mangé" (Gen 3,12), le Seigneur répondit : "Parce que tu as écouté la voix de ta femme et que tu as mangé du fruit du seul arbre dont je t'avais défendu de manger, la terre sera maudite dans tes oeuvres... et la suite" (Gen.3,17).

Qu. 47 : Faut-il garder le silence vis-à-vis des pécheurs ?

R. : Non, c'est ce qui ressort clairement des préceptes du Seigneur qui a dit dans l'Ancien Testament : "Tu corrigeras ton frère et tu ne pécheras pas à cause de lui" (Lév 19,17); et dans l'Évangile : "Si ton frère pèche contre toi, va, reprends-le entre lui et toi et, s'il t'écoute, tu auras sauvé ton frère; s'il ne t'écoute pas, prends avec toi un ou deux autres, afin que ta parole ait plus de valeur confirmée par deux ou trois témoins. S'il ne t'écoute pas, dis-le à l'assemblée et s'il n'écoute pas non plus l'assemblée, qu'il soit pour toi comme un païen et un publicain" (Mt 18,15-17).

La condamnation portée contre ce silence coupable est terrible; qu'on en juge par cette sentence générale énoncée par le Seigneur : "Celui qui n'obéit pas au Fils ne verra pas la vie, la colère du Seigneur pèse sur lui" (Jn 3,36), ou encore par les faits rapportés dans l'Ancien et le Nouveau Testament. En effet, lorsque Achar déroba le lingot d'or et le manteau, la colère de Dieu s'appesantit sur le peuple tout entier, bien qu'il ignorât et la faute et son auteur, persistant jusqu'à ce qu'on eut découvert celui-ci et qu'on lui eut fait subir avec tous ses biens cette épouvantable destruction (Jos 7,21-26).

Héli, lui, n'avait pas gardé le silence devant ses enfants, véritables fils de pestilence; il les avait même souvent repris et leur avait dit : "Non, mes enfants, ce que j'entends dire de vous n'est pas bien" (1 Sam 2,24); il leur avait souvent montré qu'ils avaient tort de commettre le mal et n'échapperaient pas au châtiment; cependant, parce qu'il ne les corrigea pas complètement et ne montra pas à leur égard toute l'énergie nécessaire, il excita tellement la colère de Dieu, que tout le peuple périt avec ses fils, que l'arche fut prise, et que lui-même finit en outre misérablement.

Si une telle colère s'allume contre ceux qui ignorent la faute et contre ceux mêmes qui l'ont réprouvée et ont protesté contre elle, que dire de ceux qui la connaissent et se taisent. Si leur conduite ne rappelle pas ce que l'Apôtre disait aux Corinthiens : "Pourquoi n'avez-vous pas été plus attristés, de façon à exclure d'entre vous celui qui a commis cette faute ?" (1 Cor 5,2) et ce que lui-même atteste d'eux ensuite : "Voilà combien le fait d'avoir été attristés selon Dieu a suscité en vous de zèle, d'ardeur à vous justifier, d'indignation, de crainte, de désir, d'émulation, d'énergie à venger le crime. Vous avez montré par toute votre conduite que vous étiez purs en cette affaire" (2 Cor 7,11), ils risquent tous de subir avec le coupable la même mort ou une mort plus terrible encore, d'autant qu'on est plus coupable de mépriser le Seigneur que d'enfreindre la loi de Moïse (Héb 10,29), et que l'on a osé commettre à nouveau une faute déjà commise et déjà condamnée, car : "S'il a été tiré sept fois vengeance de Caïn, il a été tiré soixante-dix fois sept fois vengeance de Lamech" (Gen 4,24) pour le même crime.

Qu. 48 : Par quels traits définir la cupidité ?

R. : C'est lorsqu'on transgresse la limite normale, c'est-à-dire, selon l'Ancien Testament, lorsqu'on pense plus à soi qu'au prochain, puisqu'il est écrit : "Tu aimeras ton prochain comme toi-même" (Lév 19,18); et, selon l'Évangile, lorsqu'on s'empresse de se pourvoir pour au-delà du jour présent, tel celui qui s'est entendu dire : "Fou, cette nuit même ton âme te sera redemandée, et ce que tu as préparé, à quoi servira-t-il ?" (Lc 12,20), et on ajoute d'une manière très générale : "Il en est ainsi de qui amasse pour lui et n'est pas riche selon Dieu" (Lc 12,21).

Qu. 49 : Qu'est-ce qu'être frivole ?

R. : Tout ce que l'on prend sur soi, non par nécessité, mais pour l'ornement, porte la marque de la frivolité.

Qu. 50 : Quelqu'un rejette bien ce qu'il y a de trop précieux pour se vêtir mais il exige, même en s'habillant modestement, qu'un manteau ou des chaussures soient à son goût. Pèche-t-il ou cède-t-il à un vice ?

R. : Celui qui veut se vêtir à son goût pour plaire aux hommes est évidemment atteint du mal du désir de plaire, il s'éloigne de Dieu et cède au vice de la frivolité même dans la pauvreté.

Qu. 51 : Qu'est-ce que Racca ?

R. : C'est dans la langue du pays, une injure très modérée qu'on lance aux familiers les plus intimes. (Mt 5,22)

Qu. 52 : L'Apôtre ayant dit : "Ne cherchons pas la vaine gloire" (Gal 5,26) et, ailleurs, " Ne soyons pas serviteurs à l'oeil comme si nous voulions plaire aux hommes" (Eph 6,6), qu'est-ce que la vanité et le respect humain ?

R. : Je pense que le vaniteux est celui qui, dans ses actes et dans ses paroles recherche de la part de ceux qui le regardent ou l'écoutent, la simple gloire mondaine; et au sujet du respect humain celui qui, cédant à l'influence d'autrui, commet pour lui plaire une action même indigne.

Qu. 53 : Qu'est-ce que la souillure corporelle et la souillure spirituelle ? Comment nous en garder purs ? Qu'est-ce que la sanctification ? Comment l'obtenir ?

R. : La souillure corporelle se contracte en se mêlant à ceux qui font le mal; la souillure spirituelle en restant indifférent devant ceux qui le méditent ou l'accomplissent. On l'évite en se résignant à ce que dit l'Apôtre : " Ne mangez même pas avec un tel" (1 Cor 5,11) et d'autres choses semblables; en souffrant ce que dit David : "J'ai été pris d'horreur à cause des pécheurs qui abandonnent votre loi" (Ps 118,53), et encore en éprouvant le chagrin des Corinthiens lorsqu'ils furent repris pour avoir supporté le pécheur sans discernement et se montrèrent cependant purs en cette affaires (2 Cor 7,11).

La sanctification est l'appartenance intégrale et indéfectible au Dieu saint à travers le zèle et le souci de lui plaire, car ce qui est mutilé ne peut être mis parmi les saints dons et ce qui a été offert une fois à Dieu ne peut plus servir communément aux hommes, ce serait impie et intolérable.

Qu. 54 : Qu'est-ce que l'égoïsme et comment l'égoïste se reconnaît-il lui-même ?

R. : Beaucoup de vérités sont énoncées sous forme peu commune, telle celle-ci : "Celui qui aime son âme la perdra et celui qui hait son âme en ce monde la garde pour la vie éternelle" (Jn 12,25).

L'égoïste est donc apparemment, celui qui s'aime.

Il se reconnaît lui-même lorsqu'il agit par intérêt fut-ce en accomplissant un commandement; car pour ce qui est de mettre sa tranquillité au-dessus de l'intérêt matériel et spirituel d'un frère, même les autres peuvent y reconnaître le mal de l'égoïsme qui aboutit à la perdition.

Qu. 55 : Quelle différence y a-t-il entre l'aigreur, la fureur, la colère et l'exaspération ?

R. : La fureur et la colère diffèrent peut-être comme la disposition et l'impulsion, celui qui est en colère se trouvant seulement dans un état, comme le montre le psalmiste par ces mots : "Éprouvez la colère, mais ne péchez point" (Ps 4,5), tandis que "la fureur, est-il dit, ressemble au serpent" (Ps 57,5) et encore : "Hérode combattait avec fureur les Syriens et les Sidoniens" (Ac 12,20).

Le mouvement extrême de la fureur s'appelle exaspération; pour l'aigreur, elle se présente comme une très funeste installation du mal.

Qu. 56 : Le Seigneur a déclaré : "Celui qui s'élève sera humilié" (Lc 18,44), et l'Apôtre a prescrit de "se garder de l'orgueil" (Rom 11,20), il parle ailleurs de ceux qui sont prétentieux, arrogants, aveuglés par l'orgueil (2 Tim 3,2), et dit encore : "La charité ne se gonfle pas" (1 Cor 13,4).

Qu'est-ce donc qu'être orgueilleux, prétentieux, arrogant, aveuglé, gonflé ?

R. : L'orgueilleux est celui qui s'élève, se glorifie de ses bonnes oeuvres, s'exalte lui-même comme ce pharisien (Lc 18,11) et ne s'abaisse pas jusqu'aux humbles. C'est également, selon le reproche fait aux Corinthiens, la définition de celui qui se gonfle (1 Cor 5,2).

Le prétentieux ne se conforme pas à ce qui est établi et ne consent ni à penser ni à agir selon la règle qui lui est imposée (Phil 3,16); il s'oriente à son gré sur des voies de justice et de sainteté qu'il invente.

L'arrogant fait étalage de ce qu'il a et s'efforce de paraître plus qu'il n'est en réalité, et celui qui est aveuglé par l'orgueil lui ressemble ou peu s'en faut, car l'Apôtre a dit : "Il est aveuglé, ne connaît rien" (1 Tim 6,4).

Qu. 57 : Si quelqu'un montre un défaut incorrigible et s'offense des reproches fréquents qu'on lui fait, vaut-il mieux pour lui le congédier ?

R. : La réponse a déjà été donnée : il faut s'appliquer avec patience à convertir le pécheur comme le Seigneur nous l'a montré. Toutefois si les reproches ou les blâmes de ses confrères ne suffisent pas, ainsi qu'il en advint pour ce Corinthien que l'on sait, il faut le regarder comme un païen, car il n'est sûr pour personne de retenir celui que le Seigneur a condamné. Aussi bien le Seigneur a dit qu'il vaut mieux entrer dans le Royaume des Cieux privé d'une main, d'un pied ou d'une jambe, plutôt que d'épargner un de ses membres et d'être ensuite précipité tout entier dans la géhenne, où sont les pleurs et les grincements de dents (Mt 5,29-30), et l'Apôtre assure qu'un peu de levain fait fermenter toute la pâte (Gal. 5,9).

Qu. 58 : Celui qui ment expressément sera-t-il seul jugé, ou bien celui qui profère par erreur une affirmation complètement fausse le sera-t-il également ?

R. : La parole du Seigneur s'applique manifestement aussi à quiconque pèche par inadvertance, car il dit : "Celui qui mérite un châtiment sans le savoir sera puni légèrement" (Lc 12,48). Du reste un repentir convenable donne le ferme espoir du pardon.

Qu. 59 : Quelqu'un pense seulement à faire quelque chose, mais n'agit point : sera-t-il, lui aussi, jugé comme menteur ?

R. : Si l'action qu'il a eu l'intention de faire été commandée, il sera jugé non seulement pour s'être démenti, mais aussi pour avoir désobéi, car Dieu sonde les reins et les coeurs (Ps 7,10).

Qu. 60 : Si, présomptueusement, quelqu'un décide de faire une chose qui déplaît à Dieu, ne doit-il pas se désister de son mauvais dessein, plutôt que de continuer dans la faute par crainte de se démentir ?

R. : L'Apôtre a dit : "Nous ne pouvons concevoir quelque chose de nous-mêmes et comme par nous-mêmes" (2 Cor 3,5); le Seigneur lui-même avoue : "Je ne puis rien faire de moi-même" (Jn 5,19), et "Ce que je vous dis, je ne vous le dis pas de moi-même" (Jn 14,10) et encore : "Je ne suis pas venu pour faire ma volonté, mais la volonté de mon Père qui m'a envoyé" (Jn 6,38).

Ce présomptueux doit donc venir à résipiscence, tout d'abord parce qu'il ose décider quoi que ce soit de lui-même alors qu'il ne faut même pas faire le bien par volonté propre, ensuite et à plus forte raison parce qu'il n'a pas craint de prendre l'initiative d'une chose qui déplaît à Dieu.

La conduite de Pierre montre clairement qu'il faut revenir sur une décision présomptueuse qui déplaît à Dieu. Il avait, en effet, cru pouvoir dire : "Vous ne me laverez jamais les pieds", mais lorsqu'il entendit le Seigneur affirmer : "Si je ne te lave pas tu ne seras pas avec moi", il se rétracta immédiatement et dit : "Seigneur, non seulement les pieds, mais encore les mains et la tête" (Jn 13,8-9).

Qu. 61 : Lorsqu'un frère, ne pouvant travailler, ne veut pas non plus se mettre à l'étude des psaumes, que faut-il faire de lui ?

R. : A cause de cette parole du Seigneur au sujet du figuier stérile : "Coupez-le, pourquoi occupe-t-il la terre ?" (Lc 13,17), il faut tout faire pour le persuader, mais s'il ne supporte pas, il faut le traiter comme il est dit pour le pécheur obstiné : Quiconque, en effet, ne produit pas de bon fruit sera condamné avec le démon et avec ses anges.

Qu. 62 : Comment est-on condamné comme ayant enfoui son talent ?

R. : Si on détient n'importe quelle grâce de Dieu uniquement pour soi sans la faire servir aux autres, on sera condamné pour avoir caché son talent.

Qu. 63 : Comment mérite-t-on d'être condamné comme ces ouvriers qui murmurèrent contre les derniers venus ?

R. : Chacun sera condamné selon son péché et les murmurateurs selon leur murmure; or, souvent, les uns murmurent pour un motif, les autres pour un autre : les uns parce qu'il leur manque de quoi se rassasier, tels les gourmands et ceux qui se font un Dieu de leur ventre, les autres parce qu'ils reçoivent autant que les derniers venus, et ceux-ci font preuve d'envie, compagne de l'homicide; enfin d'autres murmurent pour d'autres motifs.

Qu. 64 : "Il vaudrait mieux, a dit Notre Seigneur, être précipité à la mer une meule de moulin au cou, que de scandaliser un de ces petits" (Mt 18,6); mais qu'est-ce que scandaliser, et comment l'éviter si l'on veut échapper à un jugement si terrible ?

R. : Donner le scandale c'est, par des actes ou des paroles, enfreindre la loi et induire un autre à l'enfreindre aussi, comme fit le serpent pour Eve et Eve pour Adam.

C'est aussi empêcher un autre d'accomplir la Volonté de Dieu, comme le voulait Pierre lorsqu'il dit au Seigneur : "A Dieu ne plaise, Seigneur, cela ne vous arrivera pas" (Mt 16,22), et il s'entendit répondre : "Arrière Satan, tu m'es un scandale, car tu n'as pas l'intelligence des choses de Dieu; tu n'as que des pensées humaines" (Mt 16,23).

C'est enfin donner à un esprit faible l'exemple du mal, suivant ces paroles de l'Apôtre : "Si quelqu'un te voit, toi qui es instruit, te mettre à la table des idoles, sa conscience étant faible, ne sera-t-il pas porté à manger de la viande des idoles ?" (1 Cor 8,10) C'est pourquoi, ajoute-t-il, "Si un aliment est une occasion de chute pour mon frère, je m'abstiendrai éternellement de viande pour ne pas scandaliser mon frère" (1 Cor 8,13).

Le scandale surgit pour plusieurs causes : ou il provient de celui qui scandalise, ou il naît de celui qui est scandalisé, et cela encore de plusieurs manières. Il est provoqué tantôt par la méchanceté, tantôt par l'ignorance chez l'un ou chez l'autre. Il arrive qu'une parole vraie ou une action correcte fasse apparaître le mal en celui qui s'en scandalise, car tel croit au scandale alors qu'il se trouve en présence de l'exécution d'un commandement de Dieu ou du libre usage d'une faculté légitime.

Lorsque les hommes trouvent une pierre d'achoppement et de scandale dans des actes ou des paroles conformes aux commandements de Dieu, comme il arriva à quelques uns en présence des actes et des paroles du Seigneur, souvenons-nous de la réponse que leur donna le Seigneur lui-même. Quand les Apôtres vinrent lui dire : "Savez-vous que les pharisiens se scandalisent de vos paroles", il leur répliqua : "Toute plante que n'a pas plantée mon Père qui est dans les cieux sera arrachée. Laissez-les. Ce sont des aveugles qui conduisent d'autres aveugles. Or si un aveugle conduit un autre aveugle ils tomberont tous deux dans la fosse" (Mt 15,12-14). Voilà ce qu'on trouverait en bien d'autres endroits encore des Évangiles et des Épîtres.

Cependant, lorsque le scandale naît d'un acte qu'il dépend de nous de poser, il faut se souvenir des paroles du Seigneur à Pierre : "Les enfants ne sont pas sujet au tribut, mais pour ne pas scandaliser, va à la mer, jette l'hameçon et tire à toi le premier poisson qui viendra; en lui ouvrant la bouche tu y trouveras un statère; prends-le et donne-le pour moi et pour toi" (Mt 17,25-26). Il faut aussi se rappeler ce que l'Apôtre écrit aux Corinthiens : "Je m'abstiendrai éternellement de viande pour ne pas scandaliser un frère" (1 Cor 8,13) et : "il est bon de ne pas manger de viande, de ne pas boire de vin et de ne rien faire qui soit pour ton frère une occasion de scandale, de chute ou de faiblesse" (Rom 14,21).

Quelle crainte nous devons avoir de mépriser un frère en persistant dans une action même permise, au risque de le scandaliser ! Le Seigneur le montre bien par ses avertissements, car il défend absolument de donner n'importe quel scandale et dit : "Gardez-vous de mépriser un de ces petits, car, je vous l'affirme, leurs anges voient toujours la face de mon Père qui est dans les cieux" (Mt 18,10).

L'Apôtre apporte le même témoignage : "Décidez plutôt de ne jamais donner à un frère occasion de chute ou de scandale" (Rom 14,13) et d'une façon plus développée il défend ailleurs ce qui est inopportun : "Car, dit-il, si quelqu'un te voit, toi qui es instruit, à la table des idoles, sa conscience étant plus faible, ne sera-t-il pas porté à manger de la viande consacrée aux idoles ? Et ainsi tu perds le faible par ta science, alors qu'il est un frère pour lequel le Christ est mort" (1 Cor 8,10-11). - "En péchant ainsi contre vos frères, ajoute-t-il, et en blessant leur conscience faible vous péchez contre le Christ. C'est pourquoi, si un aliment scandalise mon frère, je me priverai éternellement de viande afin de ne pas être pour lui une occasion de péché" (1 Cor 8,12-13). Dans un autre passage, après avoir dit : "Sommes-nous, Barnabé et moi, les seuls à n'avoir pas le droit de travailler ?" (1 Cor 9,6), il poursuit : "Nous n'avons pourtant pas usé de ce droit, mais nous supportons tout afin de ne pas faire obstacle à l'Évangile du Christ" (1 Cor 9,6).

Puisqu'il est si terrible de scandaliser un frère en faisant ce qui est permis, que dire de ceux qui scandalisent par des paroles ou des actions défendues ? Que dire surtout lorsqu'il s'agit d'un personnage en vue par sa science ou par sa situation dans la hiérarchie ecclésiastique ? Pour peu qu'il dédaigne la parole des saints livres, se permette ce qui est défendu, omette ce qui est prescrit ou simplement se taise sur quelque chose de semblable, celui qui doit être pour autrui comme la règle et l'exemple court, rien que pour cela, le risque d'être jugé de façon à rendre compte du sang du pécheur (Ez 3,18).

Qu. 65 : Comment peut-on retenir la vérité dans l'injustice ?

R. : En utilisant selon sa volonté propre les dons de Dieu. C'est ce que saint Paul a repoussé en disant : "Nous n'altérons pas la parole de Dieu comme la plupart le font" (2 Cor 2,17) et encore : "Nous ne nous somme jamais laissés aller à la flatterie dans nos discours, comme vous le savez, ni, Dieu en est témoin, à la cupidité. Nous n'avons non plus jamais cherché à obtenir ni de vous, ni d'autres, la gloire humaine" (1 Thes 2,5-6).

Qu. 66 : Qu'est-ce que l'émulation et qu'est-ce que la rivalité ?

R. : L'émulation est le désir de ne pas paraître inférieur à un autre, désir qui stimule le zèle.

La rivalité est cet esprit de vanité et d'ostentation qui provoque et excite à faire ce que fait un autre. Tantôt l'Apôtre parle de la rivalité et y joint l'amour de la vaine gloire : "Ne faites rien, dit-il, par esprit de rivalité ou de vanité" (Phil 2,3); tantôt il met en avant la vaine gloire et proscrit avec elle, mais sous un autre nom, la rivalité : "Ne soyons ni avides de gloire, ni provocateurs les uns des autres" (Gal 5,26).

Qu. 67 : Qu'est-ce que la souillure ? Qu'est-ce que la licence morale ?

R. : La souillure est définie par la loi lorsqu'elle emploie ce terme pour désigner des accidents naturels involontaires.

La licence me semble indiquée par Salomon, lorsqu'il parle de celui qui se livre au plaisir et fuit la souffrance, en sorte qu'elle serait le fait d'une âme qui n'engage pas ou ne supporte pas le dur combat, comme aussi l'intempérance de l'âme est son manque d'empire sur les plaisirs qui la troublent.  

Qu. 68 : Quel est le propre de l'emportement ? le propre de l'indignation raisonnable ? et comment, bien souvent, commençons-nous par nous indigner, mais tombons-nous ensuite dans l'emportement ?

R. : L'emportement est proprement un mouvement de l'âme qui pousse à faire du mal à celui qui l'a provoqué.

L'indignation raisonnable, elle, a pour but la correction du coupable et naît du déplaisir ressenti en présence du péché. Rien d'étrange, cependant, à ce que l'âme, commençant dans le bien, tombe ensuite dans le mal, car on en peut trouver bien des exemples. C'est pourquoi il faut se rappeler les divines Écritures où il est dit : "Ils ont placer des embûches le long de ma route" (Ps 139,6), et : "Si même quelqu'un a combattu, il ne sera couronné que s'il a combattu dans les règles" (2 Tim 2,5). Partout, donc, il faut éviter le manque de mesure, l'inopportunité et le désordre car ce sont des causes pour lesquelles n'importe quoi, fut-il estimé bon, peut devenir mauvais.

Qu. 69 : Un frère ne mange pas moins que les autres, son corps n'est point affaibli et personne ne lui connaît de maladie; cependant il se plaint de ne pouvoir travailler. Comment faut-il le presser ?

R. : Tout prétexte à la paresse est prétexte à péché, car il faut faire preuve de zèle jusqu'à la mort autant que de patience, et c'est unie à la méchanceté que la paresse condamne le paresseux, d'après les paroles mêmes du Seigneur : "Serviteur méchant et paresseux" (Mt 25,26).

Qu. 70  : Comment traiter celui qui use mal de ses vêtements ou de ses chaussures ? S'il est réprimandé, il accuse en effet celui qui le reprend, d'être grondeur et chicanier. Que faut-il faire, cependant, si, après deux ou trois admonestations régulières, il persiste dans sa négligence ?

R. : L'Apôtre défend d'user mal de quoi que ce soit en disant : "Comme usant de ce monde sans en abuser" (1 Cor 7,3); or la règle dans l'usage d'une chose est ce qu'exige la nécessité inflexible, et dépasser cette mesure est un indice de cupidité, d'inclination au plaisir ou d'amour de la vaine gloire. Pour celui qui persiste dans le péché, il subira le jugement de l'impénitent.

Qu. 71 : Certains désirent des aliments à leur goût plutôt qu'abondants, d'autres veulent la quantité qui rassasie plutôt que la finesse.

Comment agir à l'égard des uns et des autres ?

R. : Ils sont atteints, ceux-là du mal de la sensualité, ceux-ci du mal de l'avidité; or, en quelque matière que ce soit, ni le sensuel ni l'avide n'échapperont au jugement. Il faut avec compassion s'efforcer de les guérir et s'ils ne s'amendent pas ils seront évidemment condamnés avec les impénitents.

Qu. 72 : Si, pendant le repas, quelqu'un se comporte d'une manière inconvenante en mangeant et en buvant précipitamment, faut-il le réprimander ?

R. : Ce frère ne tient pas compte de l'avertissement que donne l'Apôtre en disant : "Que vous mangiez, que vous buviez ou que vous fassiez n'importe quoi, faites tout pour la gloire de Dieu" (1 Cor 10,31) et encore : "Faites tout avec dignité et ordre" (1 Cor 14,40). Il faut aussi qu'il se corrige, à moins que cette précipitation ne provienne de l'obligation de travailler ou de se hâter; mais même alors, il faut soigneusement éviter le scandale.

Qu. 73 : Quelqu'un réprimande un coupable, non pour le convertir, mais par esprit de vengeance personnelle; comment le corriger s'il persiste dans son défaut malgré des avertissements répétés ?

R. : On le considérera comme un égoïste et un esprit dominateur; on lui montrera la manière de se corriger selon les règles de la piété, mais s'il persévère dans le mal, il est évident qu'il sera condamné comme les impénitents.

Qu. 74 : Nous voudrions savoir par l'Écriture, s'il faut bannir ceux qui sortent de la fraternité pour vivre seuls ou suivre avec quelques autres une observance particulière ?

R. : Le Seigneur l'a dit souvent : "Le Fils ne fait rien de lui-même" (Jn 5,19) et : "Je suis descendu des cieux, non pour faire ma volonté, mais celle de mon Père qui m'a envoyé" (Jn 6,38) et l'Apôtre affirme : "la chair a des désirs contraires à l'esprit et l'esprit des désirs contraires à la chair; leur opposition est telle que nous faisons ce que nous ne voulons pas" (Gal 5,17).

Nous avons du reste parler plus explicitement sur ce point dans les Grandes Réponses.

Qu. 75 : Est-il conséquent d'attribuer à Satan la responsabilité de n'importe quelle faute commise en pensée, en parole ou en action ?

R. : Je suis bien persuadé que Satan ne peut, par lui-même, être la cause d'une faute. Cependant il utilise tantôt les différents mouvements de la nature, tantôt des sentiments interdits et cherche par ces moyens à attirer dans le domaine des passions ceux qui ne sont pas sur leurs gardes.

Il se sert des excitations naturelles comme il essaya de le faire pour Notre Seigneur, lorsqu'il remarqua qu'il avait faim, en disant : "Si tu es le Fils de Dieu, dis que ces pierres deviennent des pains" (Mt 4,3). Il se sert des sentiments défendus comme il le fit pour Juda : lorsqu'il vit que celui-ci souffrait du mal de la cupidité, il utilisa ce vice et le fit tomber dans le crime de trahison par l'appât de trente pièces d'argent.

Cependant le Seigneur enseigne clairement que le mal naît aussi de nous-mêmes : "C'est du coeur, dit-il, que proviennent les mauvaises pensées" (Mt 15,19). Cela arrive à ceux qui négligent de cultiver les bons germes déposés dans la nature, selon la sentence des Proverbes : "Comme un champ, l'homme insensé, et comme un vignoble l'homme déraisonnable. Laissez-le et il tombe en friche, produit des herbes folles et devient désert" (Pro 24,30-31). Lorsque par suite d'une telle négligence, l'âme reste inculte et à l'abandon, la conséquence nécessaire est qu'elle produise des ronces et des épines, expérimentant la vérité de ces paroles : "J'ai attendu qu'elle donne du raisin, et elle a porté des épines" (Is 5,4), alors qu'il avait été dit d'elle : "J'ai planté ma vigne Sorec" c'est-à-dire "choisie" (Is 5,2).

On trouverait un autre témoignage de ce genre dans Jérémie : ainsi dit-il, au nom de Dieu : "J'ai planté une vigne de bonne souche et capable de produire de bons fruits : comment, vigne étrangère, as-tu pris ce goût amer" (Jér 2,22).

Qu.76 : Y a-t-il parfois, évidemment pour un motif d'utilité, nécessité de mentir ?

R. : La déclaration du Seigneur ne le permet pas, puisqu'Il dit une fois pour toutes : "Le mensonge vient du démon" (Jn 8,44) et qu'Il n' a pas établi de distinction dans le mensonge.

L'Apôtre affirme la même chose, ayant écrit : "Si même quelqu'un combat, il ne sera couronné qu'après avoir combattu selon les règles" (2 Tim 2,5).

Qu. 77 : Qu'est-ce que la ruse ? et la méchanceté ?

R. : La méchanceté est, à mon avis, la malice fondamentale et cachée du caractère. La ruse, elle, est une habileté excessive à feindre le bien et à le présenter à quelqu'un comme un appât grâce auquel on parvient à ses fins.

Qu. 78 : Qui sont les inventeurs de maux ?

R. : Ce sont ceux qui, outre les maux habituels à la plupart, et biens connus, en inventent ou en imaginent d'autres.

Qu. 79 : Si quelqu'un s'en prend constamment à lui-même parce qu'il traite durement un frère, comment se corrigera-t-il ?

R. : Pour autant que je puisse faire des conjectures, cela provient ou d'un esprit qui se croit supérieur, ou de la peine qu'il éprouve à la vue des défaillances de ceux qui devraient bien agir, car lorsqu'on attend du bien, on est beaucoup plus sensible au mal qui survient à sa place.

Il faut s'appliquer avec le plus grand soin à élaguer le vice de l'orgueil dans la première alternative, et, dans la seconde, à montrer de la miséricorde dans l'avertissement et l'exhortation, avant de s'irriter. Mais si cette méthode apparaît inefficace par suite du vice d'un défaut sous-jacent, alors il ne reste qu'à employer opportunément et raisonnablement, pour le bien et la conversion du coupable, la véhémence de l'indignation unie à la compassion.

Qu. 80 : D'où vient que notre esprit se trouve parfois comme vide de bonnes pensées et de sujet de méditation agréables à Dieu ? Comment faire pour que cela n'arrive pas ?

R. : Les paroles de David : "Mon âme s'est endormie dans la négligence" (Ps 118,28) montrent que cela provient de la torpeur et de l'insensibilité de l'âme; car si cette dernière est attentive et vigilante, ce ne sont pas les bonnes pensées et les sujets de méditation qu'elle sent lui manquer, mais c'est sa propre impuissance à les épuiser qu'elle se rend compte. En effet, si l'oeil du corps ne parvient pas à voir tout ce que renferment ne fut-ce que quelques-unes des oeuvres de Dieu, n'a pas assez d'un seul regard jeté sur elles, et voyant toujours la même chose, ne cesse pourtant jamais de regarder, à combien plus forte raison l'oeil de l'âme, même s'il est attentif et vigilant, n'est-il jamais rassasié de contempler les merveilles et les jugements de Dieu; car : "Tes jugements, dit le psalmiste, sont un abîme profond" (Ps 35,7) et ailleurs : "J'ai admiré votre sagesse, elle s'est affermie et je suis impuissant devant elle" (Ps 138,6).

Évidemment, si l'âme manque de bonnes pensées elle est aussi privée de lumière, mais ce n'est pas parce que fait défaut ce qui éclaire, c'est parce que ce qui doit être éclairé est dans la torpeur.

Qu. 81  : Faut-il, pour une faute semblable, reprendre de la même façon ceux qui craignent Dieu et ceux qui sont indifférents ?

R. : Si nous considérons les dispositions du pécheur et le caractère de la faute, nous saurons immédiatement comment faire la réprimande, car si la faute de l'indifférent paraît la même que celle du timoré, grande est cependant la différence qui existe entre elles.

Celui qui craint Dieu, précisément parce qu'il est pieux, combat et lutte pour plaire à Dieu et c'est par suite des circonstances, presque malgré lui, qu'il glisse et tombe.

L'indifférent, ne tenant compte ni de Dieu ni de lui-même et, comme son nom l'indique, ne mettant aucune différence entre le péché et la vertu, est radicalement atteint d'un mal profond : ou bien il méprise Dieu, ou bien il nie son existence. Telles sont, en effet, selon l'Écriture, les deux causes du péché : "L'impie, dit-elle, ne pense qu'à pécher dans son coeur, la crainte de Dieu n'est pas devant ses yeux" (Ps 35,1) et : "L'insensé a dit dans son coeur : il n'y a pas de Dieu ! Ils sont corrompus et commettent d'abominables actions" (Ps 13,1). Par conséquent, ou le coupable méprise Dieu et pèche à cause de ce mépris, ou il nie pratiquement son existence dans ses moeurs corrompues, même s'il la reconnaît de bouche, "car, dit saint Paul, ils avouent connaître Dieu, mais ils le nient dans leurs oeuvres" (Tit 1,16).

S'il en est ainsi, je crois qu'il ne faut pas non plus reprendre les uns et les autres de la même façon. Celui qui craint Dieu n'a besoin, dirai-je, que d'un médication locale et il ne faut le réprimander que pour ce en quoi il a failli.

Pour l'indifférent, en même temps qu'il a détruit tout ce qu'il avait de bon dans son âme, il y a introduit les maux les plus généralisés soit par mépris, comme je viens de le dire, soit par incroyance. Il faut donc pleurer sur lui, l'avertir, lui faire des reproches jusqu'à ce qu'il puisse être convaincu ou de ce que Dieu est un juste juge et qu'alors il le craigne, ou simplement de ce qu'Il existe et alors qu'il en conçoive de la terreur.

Il est une chose qu'il faut savoir également : c'est que les fautes arrivent à ceux qui craignent Dieu par disposition divine et dans leur intérêt, car Dieu permet parfois une défaillance pour remédier à l'orgueil qui s'est glissé dans l'âme, comme Pierre l'a dit et comme il lui est, de fait, arrivé.

Qu. 82 : Étant donné l'avertissement : "Traitez les femmes âgées comme des mères" (1 Tim 5,2), s'il arrive à l'une d'elles de tomber dans la même faute qu'une jeune, faut-il la soumettre à la même peine ?

R. : L'Apôtre demande d'honorer les femmes âgées comme des mères, les estimant incapables de mériter une peine; mais s'il arrive à l'une d'elles de commettre la même faute qu'une plus jeune, il faut avant tout tenir compte des défauts qui sont, dirai-je, naturels à chaque âge, ensuite on pourra déterminer dans quelle mesure on devra se montrer rigoureux.

Ainsi la lenteur est-elle presque naturelle à la vieillesse, elle ne l'est pas à la jeunesse, tandis que celle-ci est, plutôt que la vieillesse, portée à la dissipation, à l'agitation, à la témérité et à d'autres défauts semblables qui trouvent un adjuvant dans l'ardeur physique. La même faute de nonchalance sera, par exemple digne d'une réprimande bien plus sévère chez une jeune que l'âge n'excuse pas; la même faute de dissipation, d'agitation, de témérité rendra au contraire une personne âgée digne d'être plus vivement reprise parce que son âge lui donne plutôt une propension à la douceur et au calme.

En outre, il faut examiner le genre de faute pour chaque cas en particulier afin de pouvoir y adapter le genre de médication par une peine appropriée.

Qu. 83 : Si quelqu'un se conduit ordinairement bien, comment passer sur une seule faute qu'il lui arrive de commettre ?

R. : Comme le Seigneur fit pour Pierre.

Qu. 84 : Un frère de tempérament turbulent et agité répond, lorsqu'on le réprimande, que Dieu a fait les uns bons, les autres méchants. Dit-il vrai ?

R. : Cette opinion a depuis longtemps été condamnée comme hérétique, car elle est blasphématoire et impie et dispose en outre l'âme au péché. Celui qui parle de la sorte doit être corrigé ou écarté (1 Cor 5,2), de peur "qu'un peu de ferment ne gâte toute la masse" (Gal 5,9).

Qu. 85 : Convient-il dans la fraternité de posséder quelque chose en propre ?

R. : C'est contraire à ce qu'il est dit dans les Actes au sujet des fidèles : "Personne n'appelait sien ce qu'il possédait" (Ac.4,32). Celui qui prétend donc avoir quelque chose en propre s'exclut lui-même de l'Église de Dieu et de la charité du Seigneur, lui qui, dans ses paroles et dans ses actes apprend à donner sa vie pour ses amis, et non pas seulement les biens extérieurs.

Qu. 86 : Quelle attitude prendre envers un frère qui dit : je ne veux rien recevoir de la fraternité et ne rien lui donner, mais je me suffis à moi-même ?

R. : S'il n'observe pas l'enseignement du Seigneur : "Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés" (Jn 13,34), nous nous en tiendrons, nous, à ce que dit l'Apôtre : "Éloignez d'entre vous le méchant" (1 Cor 5,2) de peur qu'il n'arrive "qu'un peu de ferment corrompe toute la masse" (Gal 5,9).

Qu. 87 : Peut-on, pour obéir au commandement, donner quand on veut son vieux manteau ou ses vieilles chaussures ?

R. : Donner et recevoir, même selon le commandement, n'appartient pas à chacun, mais à celui qui, ayant fait ses preuves, est préposé à l'administration. C'est donc lui qui, en temps utile, donnera ou recevra du neuf ou du vieux selon les besoins de chacun.
Qu. 88 : Qu'appelle-t-on souci de la vie ?

R. : Toute préoccupation qui n'a pas pour objet la piété, même si elle ne semble porter sur rien de défendu, est souci de la vie.

Qu. 89 : Il est écrit : "L'homme donnera ses richesses pour prix de son âme" (Pro 13,8). Or, pour nous, ce n'a pas été possible. Que ferons-nous donc ?

R. : Si nous n'avons pu le faire malgré notre bonne volonté, souvenons-nous de la réponse du Seigneur à Pierre. Celui-ci, agité de la même crainte, avait dit : "Voilà que nous avons tout quitté pour vous suivre, quelle sera donc notre récompense ?" et le Seigneur de répondre : "Celui qui aura quitté maison, frères, soeurs, père, mère, femme, enfant et champs à cause de moi et de l'Évangile, recevra le centuple et possédera la vie éternelle" (Mt 19,27-29).

Si, toutefois, c'est par négligence que nous ne l'avons pas fait, mettons-y maintenant tout notre zèle et si nous n'en avons plus l'occasion ni la possibilité, alors consolons-nous par ces parole de l'Apôtre : "Ce ne sont pas vos biens que je cherche, mais vous-mêmes" (2 Cor 12,14).

Qu. 90 : Est-il permis d'avoir un vêtement spécial, le cilice ou un autre, pour la nuit ?

R. : Le cilice a son emploi déterminé, car on ne le porte pas pour l'utilité du corps mais pour se mortifier et s'humilier intérieurement. Toutefois, comme il est défendu d'avoir deux vêtements, libre à chacun de juger s'il peut en étendre l'usage pour d'autres raisons.

Qu. 91 : Un frère, qui n'a rien en propre, se voit pourtant sollicité par quelqu'un de lui donner son vêtement. Que doit-il faire, surtout si l'autre est nu ?

R. : Que le solliciteur soit nu, méchant, pauvre ou cupide, il a été dit une fois pour toutes que nul n'a le pouvoir de donner et de recevoir si ce n'est celui qui est préposé à l'administration après avoir fait ses preuves. Observons donc ce précepte : "Que chacun demeure dans sa vocation" (1 Cor 7,24).

Qu. 92 : Le Seigneur ayant dit de vendre ce que l'on possède, dans quel esprit faut-il le faire ? Doit-on regarder les richesses comme nuisibles par leur nature même ou parce qu'elles sont un embarras pour l'âme ?  

R. : Disons tout d'abord que si l'un de ces biens était mauvais en lui-même il ne serait pas une créature de Dieu, "puisque toute créature de Dieu est bonne et ne peut être méprisée" (1 Tim 4,4); ensuite, que le Seigneur ne recommande pas de rejeter et de fuir les richesses comme des maux, mais de les distribuer. Si quelqu'un est condamné ce n'est pas parce qu'il en a possédé, mais parce qu'à propos d'elles il a éprouvé de mauvais sentiments, ou parce qu'il n'en a pas fait un bon usage.

En étant vis-à-vis d'elles raisonnables et sans passion et en les distribuant selon le commandement qui en a été fait, nous y trouvons plus qu'un précieux avantage : tantôt elles nous servent à obtenir le pardon de nos péchés, d'où il est écrit : "Toutefois, faites l'aumône selon vos moyens et tout sera pur pour vous" (Lc 11,41); tantôt nous héritons par elles du royaume céleste et nous nous procurons un trésor indéfectible : "Ne craignez rien, petit troupeau, car il a plu à votre Père de vous donner son royaume. Vendez ce que vous possédez et faites l'aumône. Faites-vous des bourses qui ne vieillissent point, amassez dans le ciel un trésor qui ne périsse pas" (Lc 12,32-33).

Qu. 93 : Celui qui s'est dépouillé une fois pour toutes et fait profession de ne rien avoir en propre, quelle attitude doit-il prendre vis-à-vis des choses nécessaires à la vie, comme le vêtement et la nourriture ?

R. : Il doit se souvenir qu'il est écrit : "C'est Dieu qui donne la nourriture à toute chair" (Ps 135,25). Cependant il doit aussi avoir soin d'être digne de cette nourriture en ouvrier de Dieu; encore n'est-ce pas à lui de se la procurer, mais à celui qui a reçu la charge de la distribuer dans la mesure et aux moments opportuns, ainsi qu'il est écrit : "On donnait à chacun selon ses besoins" (Ac 4,35).

Qu. 97 : Si quelqu'un dit : "Je voudrais, pour mon bien, passer quelque temps près de vous", faut-il le recevoir ?

R. : Le Seigneur a dit : "Je ne repousserai pas celui qui vient à moi" (Jn 6,37), et l'Apôtre : "A cause des faux frères intrus qui se sont glissés permis nous pour épier la liberté dont nous jouissons dans le Christ Jésus, et nous réduire en servitude, mais à qui nous n'avons pas voulu céder, ne fut-ce qu'un instant, pour nous garder libre dans l'Évangile" (Gal 2,4-5).

Il faut donc accueillir celui qui fait cette demande, d'autant plus que nous ne savons pas quelle peut en être la conséquence; or il arrivera souvent, en effet, qu'après avoir été édifié pendant un certain temps, il soit définitivement séduit par notre genre de vie, ce qui s'est réalisé plusieurs fois. D'autre part, nous pourrons ainsi montrer la perfection de notre observance à quelqu'un qui, peut-être, nous soupçonne injustement. Cette observance il faut donc que nous la maintenions plus rigoureusement encore devant lui pour que la vérité lui apparaisse et qu'il ne soupçonne plus de relâchement. Ainsi nous serons agréables à Dieu et l'hôte trouvera profit ou sera confondu.

Qu. 98 : Quelle pensée doit animer le supérieur lorsqu'il commande et distribue ses ordres ?

R. : Vis-à-vis de Dieu, il est comme le ministre du Christ (1 Cor 4,1) et le dispensateur des mystères divins, il doit donc craindre de dire et de commander ce qui est contraire à la volonté de Dieu manifestée dans l'Écriture, et d'être jugé faux témoin de Dieu et sacrilège s'il introduit des doctrines nouvelles dans l'enseignement du Seigneur, ou néglige quoi que ce soit de ce qui plaît à Dieu. A l'égard des frères, il est "comme une nourrice qui réchauffe ses enfants" (1 Thes 2,7); il doit donc avoir à coeur de donner à chacun ce qu'il lui faut pour plaire à Dieu, et à la communauté ce qui convient à tous : non seulement l'Évangile du Christ, mais aussi sa propre vie, suivant le commandement de notre Seigneur Jésus Christ : "Je vous donne le commandement nouveau de vous aimer mutuellement comme je vous ai aimé" (Jn 13,34). "Personne ne montre plus d'amour qu'en donnant sa vie pour ses amis." (Jn 15,13)


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