De Jean-Paul II à Jean-Pie I
Stéphane Baillargeon
(LE DEVOIR, 2 septembre 2000)
Montréal a son boulevard Pie IX et ce n'est pas très glorieux. Demain, l'Église
catholique aura son bienheureux Pie IX et ce sera franchement honteux. Parce que
ce pape concentre jusqu'au pur jus le ressentiment vis-à-vis de la société
libérale et démocratique, le dogmatisme catholique et l'antijudaïsme
religieux acharné.
Infaillibilité papale. Le nom seul jette l'effroi. Ce dogme déjà ancien fut
défini et reconnu juridiquement le 18 juillet 1870 par le concile Vatican I. La
doctrine affirme que le souverain pontife ne peut se tromper lorsqu'il prend une
décision en matière de foi ou de morale en usant de son autorité suprême (ex
cathedra). La seule définition dogmatique engageant l'infaillibilité
pontificale prise depuis lors est celle de l'Assomption de Marie (1950). N'empêche,
la simple idée de se doter d'un tel cadenas dogmatique fait frémir tout entier
d'indignation.
On doit la doctrine de fer à ce cher Pie IX. Et demain, jour du Seigneur, à
Rome, le papa de l'infaillibilité sera béatifié par Jean-Paul II. Le titre de
bienheureux sera aussi accordé à trois autres personnes, dont le «bon» pape
Jean XXIII. Une manière de dorer l'amère hostie. Un coup d'encensoir à
gauche, un coup d'encensoir à droite...
Pourtant, tout oppose ces deux vicaires du Christ. Élu à l'âge de 77 ans,
Jean XXIII ne devait être qu'un pape de transition. Au contraire, son
pontificat (1958-1963) fut le plus important du XXe siècle. Il prit notamment
l'initiative d'appeler le concile Vatican II, qui a passablement réformé l'Église
catholique en l'inscrivant un peu mieux dans le monde moderne. Bien sûr, l'Église
héritée de Jean XXIII conserve bien des travers conservateurs, à commencer
par une misogynie crasse et une homophobie désolante. N'empêche, à l'échelle
vaticane, Jean XXIII demeure un progressiste, ouvert sur son temps, promoteur
d'un dialogue avec les non-chrétiens, particulièrement les juifs. On comprend
que sa cause de béatification ait abouti aussi rapidement.
Son prédécesseur du XIXe siècle a connu le plus long règne de l'histoire de
la papauté (1846-1878). Surtout, il s'est révélé un formidable
réactionnaire, condamnant pêle-mêle le libéralisme, le socialisme, le
naturalisme et la liberté de conscience dans son fameux Syllabus ou Recueil des
principales erreurs de notre temps (1864). Ce bréviaire du ressentiment
antimoderne est l'antithèse de la déclaration Dignitatis humanae sur la
liberté religieuse adoptée par Vatican II un siècle plus tard.
Pie IX a également maintenu les ghettos juifs dans les États pontificaux et a
été au centre de l'affaire Mortara, du nom d'un petit garçon d'une famille
juive de Bologne, baptisé secrètement par sa servante catholique, puis enlevé
en 1858 par le Saint-Office pour devenir le «fils adoptif» du pape. Edgardo
Levi-Mortara ne fut jamais rendu à ses parents et est mort prêtre dans une
abbaye, alors que commençait la Shoah.
Disons-le tout net: Pie IX, lui, était un fanatique, «animé d'une foi
intraitable et d'un zèle aveugle» comme le veut la définition courante. Dans
son récent essai Papal Sins Doubleday, l'historien américain Gary Wills a
montré que ce pape a amorcé la tradition catholique moderne de la
falsification et de l'imposture.
Alors pourquoi diable rendre hommage à un tel personnage, déjà considéré en
son temps comme le symbole de l'obscurantisme de l'Église de Rome? Pourquoi
ériger la rigidité en vertu chrétienne?
On devient saint pour l'exemple vertueux qu'on donne et non par ses actions par
rapport aux situations sociales et politiques de son époque, répètent les
porte-parole de l'Église depuis plusieurs mois. À ce compte, on peut dire amen
à tout ce que fait n'importe qui.
Jean-Paul II semble aussi vouloir livrer un message implicite avec sa double
distribution de récompense. Il affirme l'unité doctrinale de Vatican I et
Vatican II. Il proclame tout d'un bloc l'autorité pontificale et celle de la
collégialité épiscopale. En plus, il répète que l'Église doit en même
temps dialoguer avec le monde comme le voulait Jean et résister à la
modernité comme le voulait Pie. Jean-Paul II, c'est aussi un peu Jean-Pie I.
La communauté juive italienne a protesté officiellement, sans succès. En
juillet, des théologiens de la très respectée revue Concilium ont vainement
demandé le retrait de la cause. Avant-hier, dans une entrevue accordée au
journal parisien La Croix, tout en nuançant les critiques de Pie IX, le
catholique René Rémond, de l'Académie française, parlait de sa
béatification comme d'une «initiative malencontreuse dans la forme et
désastreuse sur le fond». Une faillibilité papale, quoi.