Et
Ratzinger voudrait nous faire croire… ?
(Le Monde, 23 octobre 2000)
Par André Mandouze, professeur
honoraire à la Sorbonne.)
Au sommet de la hiérarchie
ecclésiastique, il est devenu très à la mode de demander pardon.
Plus précisément de demander pardon après des années voire des siècles de
retard, pour des fautes voire des horreurs sinon commises par l´Eglise
catholique elle-même, du moins couvertes par elle. Aujourd´hui, ce n´est pas
au nom du devoir de mémoire, mais au nom des impératifs de réparation
fraternelle qu´il s´imposerait à la même Eglise de demander pardon – un
pardon qui n´a déjà que trop tardé – à propos de ce que le cardinal
Ratzinger a cru bon d´ajouter le mois dernier (Le Monde du 6 septembre)
à la longue liste des errements ecclésiastiques passés.
Ce disant, je ne me fais pas d´illusions. Ce ne serait guère dans les mœurs
du Vatican de reconnaître que le préfet de la Congrégation pour la doctrine
de la foi a bel et bien proféré et diffusé une monstruosité théologique qui
risque de contribuer à écarter de l´Eglise nombre de fidèles scandalisés
par son texte Dominus Jesus.
La thèse principale et l´incroyable prétention dudit document se reflètent
synthétiquement dans la phrase : « Malgré les divisions entre
chrétiens, l´Eglise du Christ continue à exister, en plénitude, dans la
seule catholique ».
Comme si, tout à l´opposé de ce que Ratzinger croit aujourd´hui devoir
orgueilleusement affirmer, le terme de « catholique »pouvait
de nos jours malheureusement connoter autre chose que le résultat historique du
tragique échec d´une unité chrétienne théoriquement revendiquée, sans pour
autant pouvoir authentifier une réelle et attractive universalité !
C´est pourquoi ce désolant constat aurait dû, au nom d´une réalité des
plus tangibles, lui interdire de se croire autorisé à contester aux Eglises de
la Réforme qu´elles puissent être « des Eglises au sens propre ».
Oui, comment a-t-il pu oser ?
Tout simple laïc catholique que je sois et que j´entends rester, j´ai
considéré nécessaire – partageant l´indignation ressentie au sein de
la communauté ecclésiale – de m´associer ici à tous ceux qui ont cru
devoir demander pardon à mes frères protestants du très grave pas de clerc
qui a été commis à leur encontre par le maître du nouveau Saint-Office.
Si je fais allusion au Saint-Office officiellement réputé disparu,
c´est parce que – sous la plume de celui qui préside à l´exécution,
entre autres, des mêmes œuvres passablement basses – s´est
lumineusement trahie dans le manifeste du 5 septembre la véritable
explication de l´incroyable « cobéatification » qui a précédé
de deux jours le texte en question.
Oui, la provocation constituée par le caricatural rapprochement forcé de deux
personnalités de papes aussi antithétiques que Pie IX et Jean XXIII
n´est qu´une séquelle d´une procédure inconnue des treize – sinon
seize – premiers siècles de l´Eglise. En tout cas, foi d´historien de
l´Eglise, ni l´apôtre Pierre ni aucun des premiers Pères ou de leurs
successeurs du Moyen Age n´ont été « canonisés », au sens actuel
du terme, par un Vatican s´arrogeant des pouvoirs divins.
Mais du même coup, aujourd´hui, en vertu du centralisme non démocratique du
Vatican, nous voici désormais censés rendre grâce à un drôle de
« béat » apparemment tout neuf, mais qui de fait nous avait déjà
légué de son XIXe siècle un fort lourd paquet cadeau : pêle-mêle
le concile Vatican I, l´infaillibilité pontificale, l´Immaculée
Conception, tous objets inséparables d´une doctrine radicalement opposée à
la liberté de conscience et à l´ouverture au monde, une doctrine résumée
dans le consternant Syllabus (1864) et l´encyclique Quanta cura
qui complète le tout, préfigurant parfaitement le Dominus Jesus de
Joseph Ratzinger.
D´où le diabolique tour de passe-passe jonglant entre la tradition vénérable
et la régression un peu plus que séculaire. Puisque la tenace vox populi était
loin d´être défavorable à la promotion posthume de Jean XXIII, le
calcul bureaucratique romain a bel et bien été d´aller chercher au bon moment
Pie IX : cela pour contrebalancer autant que possible l´initiative de
celui qui, en provoquant l´aggiornamento de Vatican II, a au moins
permis d´envisager une voie collégiale de sortir de l´idéologie de
Vatican I, laquelle a décidément fait plus que son temps.
Car même si Rome continue à s´adresser au monde entier en prétendant, au nom
de Dieu, légiférer en toutes matières, comment un homme aussi renseigné que
Ratzinger peut-il feindre d´ignorer que, sauf à conforter les positions des
intégristes, toutes ces prétentions à un absolu obligatoire et catégorique
sont vouées à la plus complète inefficacité ? Ce que prétendrait
imposer l´immuable Curie romaine plus encore que le pape polonais itinérant,
le monde actuel s´en passe et/ou s´en moque, à commencer par la
majorité de ceux que, sans bien savoir, la plupart des médias persistent à
désigner sous le nom de « catholiques ».
Or, c´en est fini d´imaginer pouvoir subordonner à un unique magistère
central et vertical les interprétations autorisées d´un corpus comme celui de
la Bible, qui est désormais très normalement étudié et pratiqué très
largement au-delà des limites des Eglises, quelles qu´elles soient.
Tout comme il est parfaitement illusoire de prétendre circonscrire les droits
inaliénables des citoyens du monde entier en fonction des options propres à
une Eglise qui, de surcroît, ne s´en défend pas moins de s´immiscer dans
quelque politique que ce soit.
Tout comme il est hors de sens de continuer à prétendre conformer les
pratiques de l´amour humain aux règles édictées pour d´autres qu´eux par
des célibataires.
Laissons donc là, enfermés dans leur insubmersible bouteille vaticane, les
messages séculairement dépassés du type de celui que Ratzinger aurait aimé
refiler à d´introuvables « catholiques modèles » en essayant
désespérément de leur donner un complexe de supériorité par rapport à
leurs frères protestants.
Accueillons au contraire les tentatives qui peuvent aider les chrétiens à
éviter le ghetto qui peut toujours les menacer. Rien qu´en ce mois d´octobre,
deux colloques nous ont donné l´exemple. D´une part, la célébration du
cinquantenaire de la mort d´Emmanuel Mounier dont « l´affrontement
chrétien » est plus que jamais d´actualité. D´autre part,
prometteur d´une laïcité ouverte adaptée au XXIe siècle, un colloque
œcuménique de Droits et Libertés dans les Eglises sur « Pour nos
Eglises demain. Un statut d´association ».
Halte donc à tout nouveau Syllabus. Rien ne saurait obliger les
chrétiens dignes de ce nom à « croire » en une doctrine sacrifiant
de fait la foi en Jésus-Christ à une manière d´intégrisme ennemi de
l´Eglise des libres enfants de Dieu.